MANUEL DE FORMATION SUR LA SURVEILLANCE DES DROITS HUMAINS

CHAPITRE VIII: L'ENTRETIEN


MATIÈRES

A. Introduction

B. Identifier les Personnes à Interviewer

1.) Identifier les Témoins

2.) Protéger les Témoins

C. Préparer l'Entretien

1.) Qui Doit Conduire l'Entretien

a.) Nombre d'Interviewers

b.) Compétences Linguistiques

c.) Différences Interculturelles

2.) Les Interprètes

3.) Emplacement et Discrétion

4.) Enregistrement de l'Entretien

5.) Recherches Préalables

D. Aborder l'Entretien

E. L'Entretien

1.) L'Enoncé des Cironstances

2.) L'Interrogatoire Spécifique

F. Conclure l'Entretien et et Rester en Contact

G. Le Rapport d'Entretien

1.) Reconstituer l'Entretien

2.) Evaluer la Crédibilité

H. Approfondir l'Enquête

1.) Vérifier et Comparer l'Information de Documentation

2.) Suivre les Affaires

I. Interroger des "Groupes Spéciaux" ou des Personnes Présentant des Caractères Spécifique

1.) Les Victimes de Tortures

2.) Les Femmes

3.) Les Réfugiés et Autres Personnes Déplaceés

4.) Les Enfants

5.) Les Populations Rurales

6.) Les Communautés Autochtones

7.) Les Groupes à Faibles Revenus

8.) Les Foncionnaires du Gouvernement et et les Suspects de Violations

A. INTRODUCTION

 

1. L’entretien est la plus courante des méthodes de recueil de renseignements sur les allégations de violations des droits de l’homme. En outre, l’information orale est souvent nécessaire pour compléter l’information écrite. Dans ce chapitre, on traitera de divers aspects de l’entretien, et notamment des techniques de base pour le préparer, le provoquer et le conduire. Parmi les sujets envisagés, on s’intéressera aux services des interprètes, à la vérification du renseignement, et à l’interrogatoire de personnes présentant des caractères particuliers. Il importe de garder à l’esprit que les entretiens se déroulent dans des contextes très divers, bureaux, prisons, sur le terrain et sur la route. Le processus présidant à l’entretien devra être adapté à chaque situation. Il est également d’intérêt stratégique pour le HRO de savoir quelles informations ils ont à rassembler. Où peuvent-ils se la procurer ? Qui est au courant ? Quels sont les intérêts des témoins qui se présentent pour livrer leur version des faits ?

 

B. IDENTIFIER LES PERSONNES À INTERVIEWER

 

1. Identifier les témoins

 

2. Bien souvent des personnes se font connaître, se présentant comme cherchant protection ou réparation de violations passées de leurs droits humains. Il est cependant courant que les victimes ou témoins trouvent inutile ou dangereux pour eux de se faire connaître. Dans le cas de certaines violations particulières, comme les abus sexuels ou autres formes de violences notamment à l’égard des femmes, la répugnance des victimes à rapporter ces violations peut être plus forte encore. Il peut donc devenir nécessaire pour le HRO de se montrer incitatif et non passif pour déterminer quelles personnes interroger. Il est indispensable que les personnes chargées d’établir les faits nouent de bonnes relations avec les organisations travaillant sur leur zone, celles s’occupant des droits de l’homme et les autres. Cela implique une démarche active, pour contacter ces organisations, organiser des réunions régulières, etc. Les organisations locales de droits de l’homme et autres peuvent mettre le HRO en contact avec les victimes et témoins de violations de droits de l’homme. Les établissements de soins peuvent également servir de points de départ; les avocats et journalistes peuvent être en mesure d’identifier d’éventuelles personnes à interviewer.

 

3. On l’a dit plus haut, les HRO doivent être disponibles, prêts à quitter leur bureau et à se rendre là où ils peuvent recueillir des renseignements d’une personne se considérant comme victime d’une violation. Les HRO doivent visiter régulièrement les prisons, les hôpitaux, les morgues, et les lieux de risque maximal pour la population, comme les bidonvilles, cités ouvrières et communautés rurales. Lors de leurs déplacements dans des zones rurales reculées, les HRO auront à choisir entre plusieurs démarches possibles. L’une consiste à établir et à suivre un programme de visites permettant à tout témoin de les approcher. Une autre consiste à procéder à des visites aléatoires et inattendues. Une troisième, à prévoir des visites occasionnelles par l’intermédiaire d’une tierce partie, comme un membre du clergé local.

 

4. Le HRO ne paiera jamais pour un témoignage, mais il peut envisager de prendre en charge les frais de déplacement des témoins qui ont de longues distances à couvrir. L’une des raisons pour ne pas rémunérer un entretien est le risque que la personne interrogée livre les déclarations qu’elle estime que le HRO souhaite entendre.

 

2. Protéger les témoins

 

5. Interroger les témoins, tout particulièrement dans le cadre d’une mission de droits de l’homme conduite sur le terrain, comporte cette autre considération qu’est la nécessité de protéger les témoins. Ce sujet de la protection des témoins doit s’envisager dans le contexte de l’ensemble des mesures à prendre, depuis les premiers préparatifs de l’entretien jusqu’aux communications ultérieures.

 

6. S’il ne peut y avoir d’assurance complète quant à la protection du témoin après l’entretien, il existe une solution partielle au problème des représailles exercées à l’encontre du témoin, solution privilégiée par les organisations intergouvernementales (OIG) : c’est celle d’un engagement du gouvernement à ne pas entreprendre des mesures de représailles. C’est ainsi que l’article 58 du Règlement de la Commission interaméricaine exige comme condition de toute mission que le gouvernement s’oblige à ne pas exercer de représailles à l’égard de témoins. Ou que l’accord portant création du Bureau du Haut Commissaire des droits de l'homme en Colombie dit en son article 31 que “Le gouvernement s’engage [...] à assurer qu’aucun individu ayant eu des contacts avec le Bureau soit soumis à des abus, menaces, représailles ou procédures judiciaires sur ces seules bases”.

 

7. En l’absence d’un accord de protection, comme dans tous les cas d’ailleurs, on pourra prendre diverses mesures visant à protéger les témoins :

 

(a) Les entretiens se dérouleront dans un cadre tel que la mission n’attirera pas sur le témoin une attention superflue. Les HRO s’efforceront d’interroger un nombre suffisant d’individus au sein d’une communauté, de manière à éviter de focaliser l’attention sur quelques personnes.

 

(b) Les entretiens se dérouleront dans des lieux où la surveillance est minimale. La surveillance exercée par le gouvernement risque moins de poser problème si les HRO sont mobiles et se déplacent à l’intérieur du pays.

 

(c) L’interviewer ne fera jamais explicitement référence aux déclarations d’un témoin en interrogeant un autre témoin. Une telle erreur peut mettre en danger le premier témoin, et rendra le second méfiant quant à la confidentialité de l’information fournie. Chaque contact doit être soigneusement protégé, et leur identité ne doit jamais être divulguée, sauf en cas d’assurance absolue à propos de leur sécurité.

 

(d) L’interviewer doit s’enquérir du danger éventuel que court le témoin, et des mesures de sécurité que le témoin estime nécessaires.

 

(e) De façon brève au début de l’entretien, et plus approfondie vers la fin, l’interviewer devra demander quelles précautions peuvent être prises pour apporter une certaine protection au témoin à la suite de l’entretien. Certains témoins pourront souhaiter disposer d’une carte indiquant qu’ils ont été interrogés, de manière à pouvoir la montrer aux autorités pour certifier que l’ONU ne restera pas indifférente si un tort quelconque leur est causé. D’autres considéreront de telles cartes comme dangereuses à posséder, car elles pourraient attirer l’attention des autorités. Ces témoins pourront en revanche désirer trouver une méthode pour garder le contact. Certaines personnes pourront préférer demeurer anonymes. En tous les cas il doit être clairement établi que le HRO ne peut pas assurer la sécurité du témoin.

 

8. Dans le souci de protéger les personnes interrogées, il est essentiel de conserver tous les enregistrements en permanence en lieu sûr. Précaution supplémentaire, on pourra identifier les dossiers par numéros plutôt que par noms de personnes. Les listes permettant d’identifier les personnes seront alors tenues dans un lieu séparé des dossiers eux-mêmes, et des enregistrements des entretiens. Lorsqu’arrivent de nouvelles informations, le HRO y portera le numéro du dossier, et non pas le nom de la victime. On fera des doubles de tous les enregistrements, que l’on conserva en lieu sûr.

 

C. PRÉPARER L’ENTRETIEN

 

9. Dans la préparation de l’entretien, le HRO doit considérer qui interroger, comment le protéger, qui va conduire l’entretien, dans quelle langue l’entretien doit se dérouler, qui va assurer la traduction de et vers la langue locale, l’entretien doit avoir lieu, comment il doit être enregistré, ce que l’interviewer doit savoir avant l’entretien, et comment l’entretien doit être entrepris.

 

10. En raison de la réticence qu’il y a à décrire des expériences traumatiques en présence d’autres personnes, la pratique de la plupart des organisations consiste à interviewer les témoins et les victimes individuellement. C’est ainsi que les règles type provisoires (Draft Model Rules) de l’ONU excluent les témoins de la salle d’audition pendant le témoignages d’autres, si le témoin entendu en fait la demande. Amnesty International suit la même démarche. On peut cependant constater que, dans un contexte carcéral, le CICR interroge fréquemment plusieurs personnes ensemble dans la même cellule; cette approche permet à l’interviewer de se faire une idée générale de ce que les personnes du groupe ont à dire, avant de décider lesquelles interroger individuellement.

 

1. Qui doit conduire l’entretien

 

a. Nombre d’interviewers

 

11. En général, il est préférable que l’entretien soit mené par deux personnes. L’une peut maintenir le contact visuel et poser les questions; l’autre peut discrètement prendre des notes et relever d’éventuelles questions omises. Il peut cependant s’avérer matériellement impossible de disposer de deux interviewers pour tous les entretiens, ni même pour la plupart d’entre eux. Si l’interviewer est seul, il limitera ses prises de notes, quitte à les compléter après la séance. De même, si un interprète est nécessaire, trois personnes peuvent former un auditoire trop large. Le plus souvent, les gens sont plus spontanés en présence d’un plus petit groupe. Les témoins peuvent être réticents à s’exprimer face à une pléiade d’auditeurs.

 

b. Compétences linguistiques

 

12. La mission de terrain de l’ONU devra déterminer si un ou plusieurs de ses membres parlent une ou plusieurs des langues locales. Un grand nombre de ceux qui souffrent ne parlent qu’une langue locale; les HRO de l’ONU devront l’apprendre, dans toute la mesure du possible.

 

c. Différences interculturelles

 

13. Les différences culturelles entre l’interviewer et son interlocuteur peuvent créer des problèmes de communication. Ces différences interculturelles portent sur les attitudes envers le traumatisme subi, les rôles sexuels, ceux de l’âge, du statut et de l’origine, et les sujets de conversation abordables. Même des conceptions différentes de l’interaction physique (le croisement des regards, la distance corporelle, certaines perceptions de la présentation et du corps) peuvent conduire à des malentendus. Il est absolument essentiel que l’interviewer soit sensible à ces différences culturelles, soit compréhensif envers ses interlocuteurs, et tente d’en apprendre davantage à propos de leurs codes (1).

 

14. Il peut exister une autre différence culturelle qui réside dans le rôle que joue la politique dans la vie des personnes interrogées. Certaines pourront être profondément engagées vis-à-vis d’une cause ou d’un parti, et décrire en grand détail leurs activités politiques. L’interviewer les entendra avec respect, et enregistrera de même leur témoignage, même s’il peut ne pas partager les opinions exprimées.

 

2. Les interprètes

 

15. Il est de bien meilleure pratique pour les HRO de parler la langue pratiquée par la population du pays ou de la région où elles et ils interviennent. S’ils ont besoin d’interprètes, ils seront moins en mesure de comprendre entièrement les renseignements qui leur sont communiqués. En outre, nombre de personnes seront plus réticentes à parler aux HRO par l’entremise d’un interprète, notamment si celui-ci est du pays où se déroule la mission. Si des interprètes s’avèrent nécessaires, il faudra impérativement examiner méticuleusement leur passé pour assurer que les opérations de la mission de droits de l’homme conduite par l’ONU sur le terrain ne soit pas infiltrée par des informateurs du gouvernement ou des groupes d’opposition. On prendra également soin de faire en sorte que les interprètes n’intimident pas les personnes interrogées. Ainsi, il convient d’éviter d’avoir recours à d’anciens militaires ou à des individus appartenant à l’ethnie des agresseurs. Par ailleurs, les femmes interprètes sont souvent moins intimidantes que les hommes dans le contexte d’un interrogatoire. Enfin, le HRO doit être certain que l’interprète parle la même variante locale ou le même dialecte que la personne interviewée.

 

16. Avoir recours à des interprètes suppose d’établir des directives. Si un interprète va intervenir dans un entretien, l’interviewer doit lui expliquer en privé les règles du jeu, et ce avant le début de l’entretien. Il faudra demander à l’interprète de relayer les questions exactement, mot à mot si possible. Si les questions sont peu claires ou si le témoin ne les comprend pas, l’interviewer doit demander à l’interprète de le lui faire savoir, de sorte qu’il puisse les reformuler. L’interviewer s’exprimera par phrases concises, faciles à comprendre et à traduire. L’interprète doit transmettre les questions et déclarations une à la fois de manière à faire en sorte que le témoin les comprend bien. En cas de besoin, l’interviewer renouvellera ses questions à diverses reprises jusqu’à parvenir à une pleine compréhension. L’interviewer s’adressera, par le regard et la parole, directement au témoin, et non à l’interprète.

 

17. Comme tout autre employé de l’ONU, les interprètes ont besoin de protection. Il peut être utile de recruter des interprètes en dehors de la zone où ils auront à intervenir. La fiabilité des interprètes et des chauffeurs est très importante pour la crédibilité du travail accompli par les fonctionnaires et l’ONU.

 

18. En travaillant avec des interprètes, il faut bien être conscient qu’ils peuvent en apprendre trop. Dans les pires des scénarios, les interprètes peuvent subir ou avoir subi des pressions pour qu’ils fournissent des informations aux agresseurs; à tout le moins, l’interprète peut en arriver à connaître si bien certains faits ou certaines conditions locales que ses traductions en deviennent peu soigneuses, incomplètes ou inexactes. L’une des solutions possibles à ce problème, employée par les contrôleurs de la Communauté européenne dans l’ex-Yougoslavie, consiste à utiliser comme interprètes des étudiants de l’Université, pendant deux semaines seulement à la fois; le système fonctionnant par rotation des interprètes.

 

3. Emplacement et discrétion

 

19. L’entretien sera conduit dans un emplacement qui présentera le moins de risques possibles d’être surpris et de comporter des représailles à l’encontre du témoin. Ce sont les endroits comme les hôtels qui présentent les plus grands risques d’être entendus, et la surveillance y est très probable. On choisira pour l’entretien un lieu qui soit le moins susceptible possible d’éveiller les soupçons chez les personnes qui verront les participants y entrer, ou s’y parler. De même, ce lieu sera de nature à établir une ambiance propice à l’entretien, de sorte qu’une conversation franche puisse avoir lieu sans être interrompue indûment. Comme pour tant d’autres sujets, les interviewers seront bien avisés de demander leur avis à leurs contacts quant aux lieux convenant au mieux à leurs entretiens.

 

4. Enregistrement de l’entretien

 

20. L’enregistrement magnétique présente le plus souvent de graves risques en matière de sécurité et devrait être a priori exclu. Cependant, dans certains pays où les conditions de sécurité le permettent, on pourra envisager de se servir d’un magnétophone. Celui-ci ne sera employé qu’avec le consentement déclaré de la personne interrogée. Son usage sera donc réservé aux cas où le témoin a établi avec l’interviewer une relation de forte confiance. Les magnétophones se montrent particulièrement utiles lorsqu’un seul interviewer est présent, et qu’il est donc très difficile de prendre des notes. Ils sont également précieux lorsque la traduction/interprétation est nécessaire : il peut s’agir alors du seul moyen de vérifier l’entretien, de manière à pouvoir l’étudier par la suite. La question du magnétophone ne sera évoquée qu’une fois que l’interviewer aura établi sa crédibilité, informé le témoin des objectifs de l’entretien, et l’aura rassuré quant à la confidentialité de l’information. Il faudra demander au témoin son autorisation de l’enregistrer, pour aider l’interviewer à se souvenir des renseignements fournis. On n’emploiera jamais de magnétophone caché. Les bandes ne comporteront jamais le nom de la personne interrogée. L’identité du témoin sera conservée dans un autre lieu, et codée de manière à ce qu’aucun lien visible ne puisse être établi entre l’entretien enregistré et le nom de la personne. Après l’enregistrement, la bande sera dissimulée, de façon à ce qu’on ne puisse la confisquer ni la relier facilement au témoin.

 

21. Les appareils photographiques posent davantage de problèmes encore. Il existe un risque de représailles considérable à l’encontre des personnes par suite de l’utilisation de photographies. Certains témoins pourront vouloir que l’on photographie leurs blessures causées par les tortures. Même une photographie de ce type ne doit pas indiquer l’identité du témoin, en montrant son visage par exemple. Si l’on obtient la permission de prendre une photographie, il faudra demander au témoin son autorisation de publier la photographie, ou de la diffuser de toute autre manière. Un individu très en vue qui court un grand danger de mort pourra souhaiter être photographié, y voyant un moyen de protection. Néanmoins, la plupart des témoins ne voudront pas qu’on les photographie.

 

22. L’enregistrement vidéo est plus dangereux pour l’entretien, car il rendra plus difficile d’obtenir des informations et fera courir au témoin un risque considérable, s’ils est découvert et confisqué. La vidéo peut un peu plus utile pour enregistrer des manifestations ou autres événements publics, mais elle comporte toujours un risque pour la sécurité. Il est important de garder à l’esprit qu’en certains cas, la seule présence de la caméra est de nature à précipiter un événement ou une manifestation. Le HRO doit être attentif à ne pas mettre des personnes en danger ou modifier le cours des événements par des enregistrements vidéo.

 

5. Recherches préalables

 

23. L’interviewer se préparera à l’entretien en se renseignant autant que possible sur le témoin et les circonstances en cause. Si un dossier a déjà été préparé, l’interviewer le lira, aussi bien que tout autre document décrivant le contexte. L’interviewer devra également se familiariser avec les termes et acronymes se rapportant à la situation.

 

24. L’interviewer se préparera aux entretiens (surtout les plus importants) en établissant un plan de l’entretien, comprenant une liste des sujets à traiter dans l’ordre où ils devront être abordés. L’interviewer pourra même rédiger les questions les plus essentielles. Certaines de ces dernières sont proposées plus bas, concernant les informations nécessaires pour étayer une plainte. Préparer cette liste de questions aidera l’interviewer à élaborer une stratégie pour l’entretien. Il apprendra ses questions par cœur, ou évitera de trop se référer à sa liste. Le contact visuel et l’établissement d’une relation sont plus importants que le strict respect d’un ordre particulier. La liste de sujets servira en fin d’entretien à s’assurer que toutes les principales questions ont été posées. Le HRO prendra soin d’éviter que la liste de questions puisse devenir un obstacle artificiel à la communication avec le témoin.

 

D. ABORDER L’ENTRETIEN

 

25. Avant l’entretien, l’interviewer aura déjà rencontré l’interprète et présenté les règles de base de l’entretien. Au début de l’entretien, l’interviewer accueillera amicalement la personne (sourire, poignée de mains ou autres selon les coutumes locales). Avant toute question, l’interviewer se présentera et présentera l’interprète, expliquera le mandat de la mission de doits de l’homme de l’ONU sur le terrain, établira le but de l’entretien, exposera les règles de base de l’entretien, évoquera la manière dont le témoin pourra être protégé à la suite de l’entretien, et présentera l’utilisation ultérieure des informations obtenues. Le HRO insistera sur le caractère essentiel de fournir des détails aussi nombreux que possible afin d’établir les faits, et par exemple qu’une violation des droits de l’homme a été commise.

 

26. L’interviewer devra projeter une impression de professionnalisme, de sincérité et de sensibilité. Il devra également expliquer au témoin les différentes étapes par lesquelles passera l’information, et les utilisations qui en seront faites.

 

27. Pour établir une première relation avec la personne à interroger, on pourra lui offrir de l’eau, un café, une boisson ou tout autre rafraîchissement; il sera d’ailleurs utile de disposer au cours de l’entretien d’eau et de mouchoirs. L’interviewer parlera directement au témoin et tentera de maintenir le contact visuel, même en présence d’un interprète.

 

28. L’interviewer doit expliquer son mandat. L’un des problèmes que pose cette explication, si on la veut de quelque précision, est que le témoin risque d’adapter son récit de manière à ce qu’il corresponde ou même imite les violations évoquées dans la présentation du mandat. Le HRO expliquera encore que la mission de terrain est entièrement séparée du gouvernement. À moins que ce soit inévitable, le HRO ne devra généralement pas voyager dans des véhicules gouvernementaux ni accepter d’escorte militaire. La mission de l’ONU pourra avoir à assurer le monitoring d’activités militaires, mais le HRO devra garder ses distances. Comme dans bien d’autres aspects de ce Manuel, sur de tels sujets les HRO demanderont l’avis politique de la direction de la mission.

 

29. De façon analogue, l’interviewer devra assurer au témoin que l’information restera confidentielle et expliquer comment cette nature confidentielle sera maintenue (à noter cependant que les entretiens avec les responsables gouvernementaux ne sont généralement pas confidentiels). Les témoins non gouvernementaux doivent être informés des objectifs de l’entretien et des raisons pour lesquelles il leur est demandé de prendre le risque de livrer des informations. Le témoin sera conscient que des notes seront prises au cours de l’entretien, mais que ces notes resteront confidentielles. Le témoin aura la possibilité d’autoriser l’utilisation de ces documents, la mention de noms ou de détails, etc. Le témoin sera également rassuré quant à la manière dont les notes de l’entretien seront protégées. On l’encouragera à fournir autant de détails que possible. Il conviendra que le témoin connaisse l’utilisation qui sera faite de ses renseignements, et l’interviewer lui demandera ce qu’il pense qui devrait en être fait. On demandera au témoin comment la mission de droits de l’homme pourra demeurer en contact avec lui après l’entretien, afin d’apporter quelque assurance quant à sa sécurité. À la fin de l’entretien, on reviendra sur ces questions d’utilisation de l’information, de ce qu’il convient de faire, et de comment protéger le témoin.

 

E. L’ENTRETIEN

 

30. Au cours de l’entretien, le HRO doit maintenir une relation avec son interlocuteur, et établir un climat de reconnaissance et de confiance. Il est absolument essentiel à l’établissement de ce climat que l’interviewer évite de donner l’impression de juger la personne, de désapprouver sa conduite, ou de douter de ses affirmations. L’interviewer doit toujours tenir ses promesses. Il fera montre d’un véritable intérêt envers la personne comme individu, digne de respect et de sollicitude, et ayant besoin que l’on prête attention à son point de vue et à ses motivations. L’interviewer traitera l’informateur comme détenant des informations importantes et comme méritant son entière attention. Jamais la personne ne devrait-elle se sentir comme cas isolé dans une succession d’affaires anonymes d’intérêt provisoire.

 

1. L’énoncé des circonstances

 

31. Il est préférable de laisser la personne interrogée commencer par raconter son histoire, car ainsi elle se sentira moins dépossédée de son contrôle ou désemparée. Le HRO demandera au témoin ce qui lui est arrivé pouvant faire l’objet d’une plainte. Il écoutera soigneusement le témoin dans son exposé des circonstances, et il aura la patience d’entendre des déclarations circulaires et répétitives, qui ne seront pas dans un ordre logique. Permettre au témoin d’exprimer au HRO ce qu’il estime être important est un élément essentiel pour établir une relation, et ce même si ces renseignement peuvent ne pas relever strictement du monitoring. En fait, le HRO devra faire preuve de patience en écoutant des discours politiques et autres, non véritablement liés aux droits de l’homme. S’il n’est pas permis au témoin de raconter son histoire à sa façon, il ou elle sera réticent(e) pour parler de questions sensibles (comme les sévices) qui relèvent, elles, directement de la mission sur les droits de l’homme. Il faut donc laisser au témoin le temps d’acquérir foi et confiance envers l’interviewer.

 

32. Pour obtenir des précisions, les questions seront formulées sur un ton compréhensif, et non froid ou dur. Le HRO posera plutôt des questions ouvertes, plutôt qu’un grand nombre de questions précises à la manière d’un interrogatoire policier. En règle générale, l’interviewer passera de questions peu controversées et peu sensibles à des sujets plus délicats. Il ne cherchera pas à pousser le témoin. Si surgit un sujet trop bouleversant ou sensible pour le témoin, on changera de sujet pour y revenir plus tard. Ménager une pause au cours de l’entretien, ou entre les entretiens, s’il apparaît que le témoin, l’interprète ou l’interviewer se fatiguent ou se lassent. Une fois encore, on pourra proposer de l’eau ou du café. Le HRO fera montre de respect et de compassion pour l’expérience subie par la victime. Il pourra laisser entendre au témoin que lui-même cherche à l’aider. La personne interrogée peut avoir besoin d’exprimer ses émotions, et l’interviewer doit se montrer tolérant et rassurant.

 

33. L’interviewer prendra grand soin de ne pas faire sentir par le langage corporel, les expressions faciales ou autres, qu’il ne croit pas ce qui lui est dit. Si la capacité en existe, les entretiens simulés avec ou sans vidéo peuvent aider les HRO à mieux percevoir comment ils mènent un entretien, de façon à leur permettre d’éviter de communiquer des messages négatifs qui inhiberaient le flux d’information. Prendre quelques notes tout en maintenant un contact visuel régulier semble bien être le meilleur moyen de recueillir un récit des circonstances.

 

34. On évitera les questions directives, car le témoin peut être tenté de donner les réponses que désire le HRO et non la vérité simple. L’interviewer ne contestera pas directement les exagérations ou problèmes de crédibilité. Bien des exagérations peuvent découler de l’incapacité d’enquêteurs précédents d’établir leur propre crédibilité, ou de leur défaut d’action sur des cas individuels; aussi les informateurs peuvent-ils penser qu’il leur faut exagérer pour engendrer une action. Les HRO ont à asseoir leur crédibilité. Mais toute mise en cause directe de celle du témoin peut conduire celui-ci à refuser toute autre déclaration; d’autres témoins potentiels peuvent ainsi entendre dire que l’interviewer ne trouve pas ses témoins crédibles.

 

35. Si l’interviewer estime que le récit est incohérent, il appartient à l’interviewer lui-même de mettre les choses au point en disant au témoin qu’il n’a pas saisi le déroulement des événements. Une fois encore, il ne faudra pas ici faire montre de scepticisme, défiance ou condescendance. Il pourra être utile de poser les mêmes questions de façon différente pour aider la personne à voir les faits de différents points de vue et à pouvoir évaluer la fiabilité du récit dans son entier.

 

36. Sur la base des informations requises pour étayer une plainte pour violation des droits de l’homme, il est nécessaire de réunir un certain nombre de renseignements. Si le témoin est alphabétisé, on lui demandera d’épeler chaque nom de lieu ou de personne. Il peut également être très utile de posséder une carte. Celle-ci comportera en effet les noms de lieux éventuellement mentionnés pendant l’entretien. Il est également utile d’avoir avec soi un calendrier, qui pourra aider le témoin à ordonner les événements. Si le témoin cite des chiffres (de morts, de blessés, etc.), l’interviewer doit lui demander comment il connaît ces chiffres. Cette question permettra au HRO de se faire une idée de la capacité du témoin à observer les faits.

 

2. L’interrogatoire spécifique

 

37. Après avoir entendu l’énoncé des circonstances, l’interviewer aura sans doute des questions à poser sur des événements précis. Par exemple, si le témoin déclare que des militaires sont venus chez lui, on peut imaginer des questions comme :

 

• Comment savez-vous qu’il s’agissait de militaires ?

• Comment étaient-ils habillés ? Un certain genre d’uniforme ?

• Combien de soldats sont venus ?

• Portaient-ils des armes ? Si oui, de quel genre ?

• Connaissiez-vous certains de leurs noms ? Ou leur unité ?

• Une autre personne les a-t-elle vus chez vous ?

• Qu’ont-ils fait en arrivant ou pendant qu’ils étaient chez vous ?

• Ont-ils proféré des menaces, envers vous ou votre famille ?

• Ont-ils fait du mal à quelqu’un de votre famille ?

• Avez-vous eu avec eux un quelconque contact physique ?

• Si oui, vous ont-ils nui physiquement d’une façon quelconque ?

• Si oui, vous ont-ils battu(e) ou maltraité(e) ?

• Si oui, pendant combien de temps ?

• De combien de coups ?

• De quoi se sont-ils servis pour vous battre ?

• Sur quelle(s) partie(s) du corps ?

• Qu’avez-vous ressenti sur le moment ? Et plus tard ?

• Cela a-t-il eu un effet sur votre corps ?

• Les soldats vous ont-ils demandé de faire quelque chose ?

• Vous ont-ils demandé de quitter la maison ?

• Avez-vous été emmené(e) dans une prison ou un centre de détention ?

• Où ?

• S’est-il produit quelque chose pendant le transport ?

• Que s’est-il passé à votre arrivée dans cette prison ou ce centre de détention ?

• Quelles y étaient les conditions d’incarcération ? (dimensions des cellules, nombre d’occupants, quantité et nature de la nourriture, hygiène, etc.)

• Connaissez-vous le nom d’autres personnes détenues en même temps que vous ?

• Quand avez-vous été relâché(e) ? Comment ?

 

38. Certaines de ces questions sont reprises au Chapitre 20 “Rapports sur les droits de l’homme”, Annexe 1 : “Questionnaire — Formulaire d’entretien”.

 

39. L’interviewer devra aussi s’enquérir des autres témoins ou sources d’informations. De plus, il lui faudra noter le nom, la date de naissance, l’adresse du témoin, ainsi que les moyens de le contacter. Le HRO pourra prendre une mesure de sécurité consistant à conserver les informations elles-mêmes séparément des notes de l’entretien à proprement parler. Ainsi, au cas où ces notes seraient détournées d’une manière quelconque, il serait peu probable que leur utilisation mette directement la personne en danger.

 

40. Le HRO s’efforcera d’établir avec certitude le type d’informations dont le témoin a une connaissance personnelle. Les questions posées à cet égard permettront de pondérer les renseignements qui suivront, mais ne laisseront en aucune manière supposer au témoin que l’interrogatoire tend à le piéger. L’interviewer peut aussi poser les mêmes questions à différents individus afin d’identifier des faits concordants. Mais il ne doit jamais dire à un témoin ce qu’un autre a dit. Il est possible que certaines informations, même peu compatibles sous certains aspects, comportent certains éléments de concordance utiles à l’établissement des faits.

 

41. En moyenne, un entretien ne prendra pas moins de 45 minutes pour un témoin oculaire. Pour un bon informateur, au courant de ce qui s’est déroulé au voisinage, cela peut prendre beaucoup plus longtemps.

 

F. CONCLURE L’ENTRETIEN ET RESTER EN CONTACT

 

42. Le HRO demandera au témoin s’il lui reste des questions à poser ou s’il pense à d’autres informations éventuellement utiles. Une fois de plus, il rappellera que ces renseignements sont confidentiels. L’interviewer pourra donner des conseils au témoin, mais évitera d’éveiller en lui de faux espoirs. Il expliquera les actions qu’il sera possible d’entreprendre à l’égard du problème, ici encore sans encourager d’attentes peu susceptibles d’être remplies. Peut-être l’interviewer souhaitera-t-il également revoir ses notes avec le témoin.

 

43. Le HRO fera en sorte d’assurer un système de maintien des communications avec le témoin. Rester en contact pourra être possible grâce au téléphone, à un intermédiaire fiable, un responsable religieux, ou n’importe quelle autre personne en laquelle ont confiance à la fois la mission de droits de l’homme de l’ONU et le témoin lui-même. C’est un minimum que le témoin sache comment joindre la mission de l’ONU : toujours laisser la porte ouverte à toute personne ayant pris contact avec la mission, de sorte qu’elle puisse toucher rapidement un HRO à tout moment, que ce soit pour apporter de nouvelles informations, ou pour faire part de menaces ou représailles exercées en raison de son témoignage.

 

44. En fin d’entretien, le HRO souhaitera peut-être prévoir une réunion d’après-entretien avec le témoin, ou bien une autre façon de se rencontrer quelques jours plus tard, ce qui donnera le temps de comparer la déclaration avec d’autres sources, de prendre les mesures prévues, etc.

 

45. L’interviewer devra également vérifier que l’interviewé a pleinement compris les modalités de l’entretien et le suivi nécessaire, les actions à entreprendre, si les renseignements ont été communiqués à titre anonyme, et si des négociations ou autres interventions sont requises auprès du gouvernement. Si cette dernière précaution est nécessaire, c’est que la personne a toujours le droit de changer d’avis pendant ou après la rencontre.

 

G. LE RAPPORT D’ENTRETIEN

 

1. Reconstituer l’entretien

 

46. Une fois l’entretien terminé, l’interviewer rédigera immédiatement des notes complètes sur la base des annotations rapides prises au cours de l’entretien et du plan préparé à l’avance — et ce tout particulièrement s’il n’y a pas eu d’annotations prises. Ces informations donneront le détail de ce qui est nécessaire pour savoir ce qui s’est produit, quand, où, comment, pourquoi, et qui était impliqué (voir le Questionnaire — Formulaire d’entretien en Annexe 1 au Chapitre 20 “Rapports sur les droits de l’homme”). Plus le rapport d’entretien sera détaillé, plus il sera utile pour prendre action et rédiger des rapports plus structurés.

 

47. Les psycholinguistes nous ont appris que les stratégies de rappel diffèrent des stratégies de communication. Pendant l’entretien, le témoin a sans doute eu recours à une stratégie de rappel : il appartient à l’interviewer de remettre les éléments rassemblés sous une forme logique. En rédigeant son rapport d’entretien, il importe que le HRO structure le récit d’une manière qui communique au mieux les faits intervenus. Par exemple, ceux-ci seront normalement présentés par ordre chronologique.

 

2. Évaluer la crédibilité

 

48. L’interviewer devra expliquer pourquoi il ne croit pas au récit d’un témoin. Mais il ne doit pas se sentir tenu à un jugement définitif à cet égard. Il n’est pas inhabituel de ne pas être sûr de soi quant à la crédibilité d’une victime ou d’un témoin. S’agissant des questions de crédibilité, le HRO aura à l’esprit diverses considérations générales :

 

(a) D’ordinaire, un individu ne prendra ni le temps ni le risque de donner une interview à moins que quelque chose de grave se soit produit. Il appartient à l’interviewer d’identifier les renseignements fondés sur l’expérience personnelle du témoin. Néanmoins, toute information indirecte peut s’avérer utile en fournissant des pistes pour trouver d’autres informations pertinentes.

 

(b) Bien souvent, les enquêteurs considèrent une personne comme crédible si elle est assurée et claire. Or un témoin peut parfaitement n’être ni clair ni assuré. Il peut fort bien être relativement impuissant et traumatisé. La culture du pays peut lui interdire de communiquer aussi directement, ou même de regarder en face son interlocuteur en s’exprimant. Il n’en demeure pas moins qu’il y a sans doute là un noyau d’informations importantes qu’il importe d’identifier.

 

(c) Comme en traite plus à fond la section consacrée aux interrogatoires de victimes de tortures, les individus qui ont subi un traumatisme ont souvent des difficultés de mémoire, raison pour laquelle ils risquent de n’être ni assurés ni clairs. Ce problème de perte de mémoire affecte tous les traumatisés, et non pas seulement les victimes de tortures.

 

(d) L’interviewer devra être patient avec les témoins peu clairs sur la datation des événements. Bien des témoins, dans leur vie quotidienne, n’ont pas affaire au calendrier. On peut les aider en reliant les événements visés à des fêtes ou autres jours remarquables qui sont clairement établis.

 

(e) L’interviewer s’efforcera de repérer ceux des renseignements fournis par le témoin qui concordent avec des informations de sources complètement indépendantes. Beaucoup d’enquêteurs estiment qu’un fait ne peut être considéré comme établi sans que deux témoins indépendants fournissent des témoignages concordants. La fiabilité des témoins (et l’expérience des HRO vis-à-vis de cette fiabilité) peut constituer un facteur important pour évaluer la véracité de l’information. Les détails contribuent à construire une crédibilité, et le fait qu’un témoin soit en mesure de fournir une abondance de détails est à prendre en compte. Par ailleurs, certains témoins auront des préjugés évidents, qui seront pris en compte dans l’évaluation de la véracité de leurs dires.

 

(f) L’interviewer enregistrera les informations fournies par un témoin même s’il doute de sa fiabilité, car elles pourront s’avérer utiles à mesure que d’autres renseignements seront réunis.

 

H. APPROFONDIR L’ENQUÊTE

 

1. Vérifier et comparer l’information et la documentation

 

49. L’interviewer devra vérifier auprès des personnes appropriées les renseignements collectés — par exemple la famille de la victime alléguée, ses amis, voisins et autres témoins. Dans cette perspective, le HRO pourra rendre visite aux familles, aux voisins, aux lieux de travail, aux écoles, aux prisons, etc. Il souhaitera peut-être étudier des documents ou autres archives (dossiers médicaux, certificats de décès, sorties du territoire, etc.). Il pourra également rassembler, noter, photographier ou reproduire toute information nécessaire.

 

50. Les HRO peuvent s’entretenir avec des médecins, psychologues, psychiatres et légistes. Ils doivent se procurer tout rapport médical utile. Ils doivent aussi requérir l’assistance de toute organisation ou personne travaillant pour la protection des droits de l’homme, ayant connaissance de l’affaire ou de la situation générale.

 

51. Les HRO ou leurs supérieurs au sein de la mission sur les droits de l’homme doivent demander des renseignements aux autorités concernées (voir Chapitre 19 “Suivi et action corrective”). En retour, ces autorités doivent apporter une réponse rapide et consciencieuse. Dans ce cadre, le HRO peut envisager de proposer aux autorités des solutions provisoires, pour éviter d’aggraver la situation. Si les autorités ne fournissent pas l’information demandée dans des délais raisonnables, le HRO tirera ses propres conclusions et formulera ses recommandations et décisions en la matière en fonction des éléments dont il dispose. Par “délai raisonnable”, on entend en général cinq jours, mais ce peut être vingt-quatre heures en cas d’urgence, ou bien plus pour une question de routine. La mission de l’ONU continuera d’intervenir courtoisement mais fermement auprès des autorités tant qu’elles n’auront pas fourni de réponse satisfaisante, n’ont pas pris les mesures requises, ou si l’évolution de l’affaire le demande.

 

2. Suivre les affaires

 

52. Pour certains témoins, comme les victimes de tortures, il faudra sans doute prévoir plusieurs entretiens pour établir une relation et permettre à l’interviewer de se faire une idée claire et précise de leurs récits.

 

53. Si possible, le ou les HRO ayant traité l’affaire seront chargés de son suivi. Mais au bout du compte, c’est le bureau régional qui est responsable du suivi de chaque affaire (voir Chapitre 19 “Suivi et action corrective”). Ce principe est essentiel pour tenir compte des effets des mutations de personnel et autres changements dans l’équipe (congés, maladies, etc.). Jusqu’à ce qu’une affaire soit classée, les HRO poursuivront l’enquête en tant qu’affaire “active” de violation.

 

I. INTERROGER DES “GROUPES SPÉCIAUX” OU DES PERSONNES PRÉSENTANT DES CARACTÈRES SPÉCIFIQUES

 

54. Les HRO doivent savoir que certaines personnes interrogées présentent des caractères particuliers, comme leur âge ou les traumatismes qu’elles ont subis, qui posent eux aussi des problèmes particuliers. En outre, certains “groupes spéciaux” comme les femmes ou les enfants doivent être approchés et traités différemment des autres. Pour que les entretiens avec ces personnes soient bénéfiques, il faut une certaine préparation et un peu plus de patience.

 

1. Les victimes de tortures

 

55. Interroger des victimes de tortures (ou des témoins si traumatisés qu’ils ressemblent de très près aux victimes) à propos de leur expérience est une tâche très délicate, qu’il ne faut jamais prendre à la légère. L’entretien d’établissement des faits peut rappeler suffisamment les questions des tortionnaires pour raviver des peurs conscientes et inconscientes chez la victime de tortures. L’interviewer sera particulièrement attentif à ce problème de sensibilité, et évitera de retraumatiser les victimes ou témoins.

 

56. Si ce Manuel emploie des termes comme “victimes de tortures”, victimes” ou “affaires” pour la facilité de l’exposé, le HRO doit savoir que ces termes sont de nature déshumanisante et susceptibles d’approfondir le processus de dégradation que le tortionnaire entendait sans doute infliger à la personne. Il faut faire en sorte que la personne se sente importante, et non pas objet de pitié.

 

57. Le HRO qui interroge une victime doit être prêt à faire face aux émotions. Le HRO fera preuve de sympathie auprès de la victime, et l’encouragera à parler de cette expérience traumatisante. Si la victime se laisse submerger par l’émotion, l’interviewer lui montrera son soutien. Il peut proposer de faire une pause dans l’entretien, et offrir de l’eau ou du café. Après avoir laissé le temps à la personne interrogée de reprendre contenance, il devra si possible tenter de ramener l’entretien sur un terrain moins douloureux. Encore une fois, le HRO fera preuve de sympathie, mais il doit se souvenir qu’il n’a pas une formation de psychiatre et que son travail ne consiste pas à apporter un traitement.

 

58. Les victimes souffrant d’un état de stress post-traumatique (notamment après avoir subi des tortures) sont affectées d’anxiété sévère; d’insomnies avec cauchemars de persécutions, de violences, ou rappelant leur propre expérience de torture; de symptômes somatiques d’anxiété, de phobies, de suspicions et de peurs. Les victimes de tortures peuvent également souffrir d’engourdissement psychique, de minimisation, de refoulement ou de dénégation de l’expérience subie. Chez les victimes, le manque de confiance, la honte, l’humiliation et les troubles de mémoire peuvent amener des déclarations confuses et apparemment contradictoires, ainsi qu’une incapacité à se souvenir des détails. Bref, il peut arriver que les victimes soient incapables de décrire les tortures qu’elles ont subies. En pareil cas, il peut devenir nécessaire d’avoir recours à d’autres sources d’informations (comme les déclarations d’amis et parents) pour connaître le passé de la victime et le cadre dans lequel elle évolue. Chaque fois que possible, le HRO se procurera une expertise médicale.

 

59. L’examen médical d’une victime de tortures porte en général sur les éléments suivants : (1) pouls; (2) tension artérielle; (3) taille; (4) poids; (5) tout changement de poids marqué; (6) toute cassure dentaire, fracture osseuse, etc.; (7) état des muscles et articulations (mollesse, gonflements, souplesse); (8) ecchymoses, cicatrices; (9) évaluation générale du fonctionnement intellectuel et du sens de l’orientation; (10) modulation vocale révélatrice de stress; (11) tout état d’hallucinations, d’interruptions du sommeil, de cauchemars, d’angoisses, etc.; (12) apparence émotionnelle, notamment larmes, lèvres tremblantes, dépression, etc. Au cours de l’examen médical, chacun de ces éléments sera noté de façon détaillée. Étant donné que les dommages neurologiques dus aux coups sont souvent parmi les effets les plus graves de la torture, le médecin pratiquant l’examen en recherchera tous les signes.

 

60. Les dommages physiques, émotionnels et psychologiques peuvent également être confirmés par des examens biologiques, des rayons X, des biopsies histopathologiques, ou des photographies. Pour éviter de permettre l’identification de l’individu, et obtenir son consentement pour les photographies, seules les parties du corps affectées seront photographiées. Tout ceci en sachant que les victimes de tortures doivent être traitées avec une grande délicatesse tenant compte de la nature des sévices qu’elles ont subis, et des examens qu’elles sont en mesure d’endurer.

 

61. Le médecin chargé d’établir les faits tentera aussi d’avoir accès aux résultats d’autres examens médicaux ou psychiatriques effectués tant avant l’internement qu’au plus tôt après les sévices supposés. En questionnant les médecins impliqués dans ces examens et en lisant leurs rapports, le médecin chargé d’établir les faits aura des chances de distinguer d’une part les maladies et blessures préexistantes ou auto-infligées, de celles causées par les sévices d’autre part; il saura y déceler les ecchymoses et autres symptômes de sévices qui sont susceptibles de se modifier avec le temps, et pourront confirmer ou mettre en question son propre diagnostic.

 

2. Les femmes (2)

 

62. Les femmes interrogées peuvent montrer une particulière répugnance, voire une incapacité, à parler du viol ou d’autres formes de violences sexuelles, en raison de la stigmatisation sociale attachée à ces souffrances. Établir une relation avec des femmes peut-être violées ou ayant subi des violences sexuelles exige un effort tout spécial. On doit plus encore être sûr que cette femme veut bien se laisser interroger, et qu’elle comprend que ces renseignements demeureront confidentiels ou ne seront utilisés que comme elle l’aura accepté. La personne interrogée sera informée qu’elle peut refuser de répondre à toute question qu’elle trouvera difficile à vivre, et qu’elle peut interrompre l’entretien à tout moment. Il faudra une grande délicatesse pour établir les faits élémentaires de ces tortures ou autres abus, à savoir quoi, quand, où, par qui, et s’il y a eu des témoins. Mais une fois ces renseignements recueillis, il ne sera peut-être pas indispensable de s’étendre sur les détails des abus.

 

63. Dans toute la mesure du possible, l’entretien sera mené par un membre féminin de la mission sur les droits de l’homme, et avec l’assistance d’une interprète elle aussi de sexe féminin. Cette femme HRO sera réceptive tout en restant objective dans la conduite de l’entretien. Elle prendra garde aux signes indiquant que celui-ci est en train de retraumatiser le témoin. Si ce dernier est submergé par les souvenirs de ses souffrances, l’entretien sera brièvement suspendu ou repris à une date ultérieure. Le fonctionnaire sera conscient des différences dans la communication interculturelle qui peuvent intervenir en parlant à un étranger. C’est ainsi qu’une femme peut refuser le contact visuel en raison des impératifs de sa culture. Le HRO demandera si la femme a besoin de soins médicaux et/ou psychologiques; toutefois, comme dans tout autre entretien, on aura soin de ne pas faire de propositions ou de promesses qui ne puissent être tenues.

 

3. Les réfugiés et autres personnes déplacées

 

64. Il importe d’être sensible au fait que les réfugiés et personnes déplacées subissent un stress considérable du fait qu’ils sont sans ressources, et éloignés de leur foyer et, parfois, de leur famille. L’interviewer devra déterminer la situation actuelle du réfugié : court-il le risque d’être renvoyé dans son pays ou sa région d’origine ? demande-t-il l’asile ou la réinstallation ? L’interviewer s’assurera du lieu où séjourne le réfugié (camp, placement domiciliaire, etc.). Ces renseignements sont essentiels au suivi ultérieur.

 

65. L’interviewer pourra commencer par demander pourquoi la personne a fui son pays ou sa région. Cette question aboutira au récit des abus de droits de l’homme subis par le réfugié. L’interviewer se montrera en sympathie non seulement avec l’expérience du réfugié en tant que victime ou témoin de violations des droits de l’homme, mais aussi avec ses sentiments d’incertitude, de déracinement et de perte de contrôle.

 

66. Confirmer les témoignages de réfugiés et de personnes déplacées pose un problème particulier, puisqu’il peut ne pas être possible de visiter leur pays ou région d’origine. Il est donc particulièrement important d’examiner avec la personne son témoignage pour en vérifier le détail et la véracité. On pourra obtenir d’autres éléments de confirmation en interrogeant d’autres réfugiés ou personnes déplacées provenant de la même zone.

 

4. Les enfants (3)

 

67. L’enfant a une perception du monde très différente de celle de l’adulte. L’interviewer aura cette différence à l’esprit, et abordera l’entretien différemment selon l’âge, la maturité et la compréhension de l’enfant. Il sera sans doute nécessaire d’employer un langage plus simple et de passer davantage de temps à établir une relation avec l’enfant à interroger. Si un interprète est nécessaire, le HRO pourra chercher à identifier un interprète formé pour travailler avec des enfants ou habitué à le faire. Il sera peut-être particulièrement utile d’expliquer plus soigneusement le rôle du HRO, le déroulement de l’entretien, et les raisons de poser certains types de questions. Le HRO encouragera l’enfant à poser des questions au cours de l’entretien, de dire s’il ne comprend pas une question, ou de demander pourquoi on la lui pose. Le HRO devra s’attendre à ce que l’entretien demande davantage de patience et de temps que d’habitude. Il sera attentif aux signes montrant que l’enfant devient anxieux ou qu’il est débordé. Il conviendra peut-être d’interrompre l’entretien, de faire une pause, ou de revenir un autre jour (d’autres informations figurent au Chapitre 12 “Les droits de l’enfant”).

 

68. En plus d’interroger l’enfant, l’interviewer devra, si possible, parler avec des membres de sa famille et de sa communauté, des enseignants, des soignants, et autres personnes s’étant occupées de l’enfant. Il pourra aussi être utile de demander l’avis de spécialistes de la perspective enfantine.

 

5. Les populations rurales

 

69. Tout comme les membres de communautés autochtones, les individus accoutumés à la vie rurale peuvent avoir une conception différente du temps. Il est important de préciser toute déclaration concernant des dates et heures. Des dates précises peuvent revêtir peu de signification, aussi convient-il que l’interviewer se réfère à un cadre familier. Par exemple avec des questions comme : “Cela s’est-il produit avant ou après les semis ?”

 

70. Il importe également de se souvenir que les personnes pauvres, peu éduquées ou autrement vulnérables peuvent manquer de confiance en elles-mêmes et répugner à fournir des renseignements. Les organisations locales de droits de l’homme peuvent apporter une assistance à cet égard, en contribuant à rassurer les témoins qui ont peur d’apporter des informations (4).

 

6. Les communautés autochtones

 

71. Les communautés autochtones peuvent avoir un mode de vie très différent du reste de la société ou du pays, et a fortiori de celui de l’enquêteur. L’interviewer sera sensible et respectueux vis-à-vis des différences de langues, de méthodes de communication, de notions du temps et de structures sociales. Si possible, il se renseignera avant l’entretien sur la culture et les coutumes du groupe.

 

7. Les groupes à faibles revenus

 

72. Les groupes à faibles revenus, qui comprennent les habitants des taudis, les occupants sans titre et ceux qui vivent dans la pauvreté, ont en général des opinions et points de vue différents de ceux qui travaillent dans une mission sur les droits de l’homme. Il est possible que les pauvres aient à l’égard de la mission de l’ONU des attentes d’une ambition irréaliste quant à leur niveau de vie, mais tout aussi possible qu’ils soient complètement rétifs envers toute intervention non désirée dans leur communauté. Les fonctionnaires de terrain prendront le plus grand soin de reconnaître et de comprendre des points de vue qui peuvent, de prime abord, sembler difficiles à appréhender. Par exemple, telle communauté d’occupants sans titre — même occupant la terre en question depuis des décennies — peut devenir défiante si le fonctionnaire des droits de l’homme aborde immédiatement des questions de droit. Le décalage fréquemment énorme, en termes de revenus et de possibilités, entre ce fonctionnaire et les personnes appartenant à des groupes à faibles revenus, peut également constituer un obstacle difficile à franchir pour la mise en œuvre d’une collaboration fructueuse.

 

8. Les fonctionnaires du gouvernement et les suspects de violations

 

73. Interviewer des autorités est très différent d’interviewer des victimes ou témoins de violations des droits de l’homme; il y faut à la fois de la diplomatie et une préparation méticuleuse. L’interviewer doit sonder les déclarations tout en évitant une confrontation excessive; il doit rester courtois et rester ouvert en posant ses questions. Plus l’entretien aura de signification, et plus la préparation en sera importante. Comme on l’a vu, l’interviewer préparera une liste de questions et réfléchira bien à l’ordre de celles-ci. Cet ordre n’aura pas à être suivi rigidement, car il sera plus important de réagir aux informations fournies par le fonctionnaire du gouvernement et de poser les questions qui en découlent. Si possible, les entretiens avec les fonctionnaires du gouvernement auront lieu après que la mission sur les droits de l’homme de l’ONU ait rassemblé des informations en bonne quantité, mais tant que l’on peut encore réunir d’autres éléments. Dans ce cadre, le gouvernement pourra fournir des explications quant aux déclarations des victimes et témoins, permettant à la mission de l’ONU de procéder à des investigations supplémentaires sur la base de ces explications.

 

74. La situation peut devenir difficile si, au cours d’un entretien, l’interviewer en vient à estimer que son interlocuteur est personnellement impliqué dans des persécutions, ou l’a été. Ce cas de figure sera discuté à l’avance, afin que l’interviewer dispose d’un mode de conduite au cas où il surviendrait. Il est en général important d’entendre les informations fournies par l’individu, et de les faire figurer dans le rapport. Il arrive parfois qu’un responsable du gouvernement fournisse des renseignements inestimables concernant les abus des droits de l’homme.

 

 

___________________

1. Glenn Randal et Ellen Lutz, Serving Survivors of Torture 64-67 (1991).

2. Voir HCR, Lignes directrices pour la protection des femmes réfugiées (1991); HCR, Violence sexuelle à l'encontre des réfugiés, Principes directeurs concernant la prévention et l'intervention 32-34, 38-41 (1995).

3. D'autres informations sur les droits spécifiques des enfants figurent au Chapitre 12 - "Les droits des enfants".

4. Daniel J. Ravindran, Manuel Guzman, Babes Ignacio (éds.), Handbook on Fact-Finding and Documentation of Human Rights Violations 41 (1994).

 


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