OBSERVATION GÉNÉRALE 9 (1998)
Application du Pacte au niveau national

A. Obligation de donner effet au Pacte dans l’ordre juridique interne

1.   Dans son Observation générale No 3 (1990) sur la nature des obligations des États parties (art. 2, par. 1, du Pacte), [1] le Comité a traité de questions relatives à la nature et à la portée des obligations des États parties. La présente observation générale vise à préciser certains éléments abordés dans cette obser­vation-là. La principale obligation qui in­combe aux États parties au regard du Pacte est de donner effet aux droits qui y sont re­connus. En exigeant des gouvernements qu’ils s’en acquittent « par tous les moyens appropriés », le Pacte adopte une démarche ouverte et souple qui permet de tenir compte des particularités des systèmes juridiques et administratifs de chaque État, ainsi que d’autres considérations importantes.

2. Mais cette souplesse va de pair avec l’obligation qu’a chaque État partie d’employer tous les moyens dont il dispose pour donner effet aux droits consacrés dans le Pacte. Dans cette optique, il faut tenir compte des règles fondamentales du droit international relatif aux droits de l’homme. En conséquence, les normes du Pacte doivent être dûment reconnues dans le cadre de l’ordre juridique national, toute personne ou groupe lésé doit disposer de moyens de réparation ou de recours appropriés, et les moyens nécessaires pour faire en sorte que les pouvoirs publics rendent compte de leurs actes doivent être mis en place.

3. Les questions relatives à l’application du Pacte au niveau national doivent être envis­agées à la lumière de deux principes du droit international. Selon le premier, tel qu’il est énoncé à l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, [2] « Une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécu­tion d’un traité ». En d’autres termes, les États doivent modifier, le cas échéant, l’ordre juridique afin de donner effet à leurs obligations conventionnelles. Le second principe est énoncé à l’article 8 de la Dé­claration universelle des droits de l’homme: « Toute personne a droit à un recours effec­tif devant les juridictions nationales compé­tentes contre les actes violant les droits fon­damentaux qui lui sont reconnus par la con­stitution ou par la loi ». Le Pacte interna­tional relatif aux droits économiques, soci­aux et culturels ne contient aucune disposi­tion correspondant directement l’alinéa b du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte interna­tional relatif aux droits civils et politiques, qui oblige, notamment, les États parties à « développer les possibilités de recours ju­ridictionnel ». Néanmoins, un État partie qui cherche à se justifier du fait qu’il n’offre au­cun recours interne contre les violations des droits économiques, sociaux et culturels doit montrer soit que de tels recours ne constitu­ent pas des « moyens appropriés », au sens du paragraphe 1 de l’article 2 du Pacte inter­national relatif aux droits économiques, so­ciaux et culturels, ou qu’ils sont, compte tenu des autres moyens utilisés, superflus. Cela n’est pas facile à montrer, et le Comité estime que, dans biens des cas, les autres moyens utilisés risquent d’être inopérants s’ils ne sont pas renforcés ou complétés par des recours juridictionnels.

B.   Place du Pacte dans l’ordre juridique interne

4.   D’une manière générale, les normes interna­tionales contraignantes relatives aux droits de l’homme devraient s’appliquer directe­ment et immédiatement dans le cadre du système juridique interne de chaque État partie, et permettre ainsi aux personnes de demander aux tribunaux nationaux d’assurer le respect de leurs droits. La règle relative à l’épuisement des recours internes renforce la primauté des recours internes à cet égard. L’existence de procédures internationales pour l’examen de plaintes individuelles et le développement de telles procédures sont certes importants, mais ces procédures ne viennent, en définitive, qu’en complément de recours internes effectifs.

5.   Le Pacte ne définit pas concrètement les mo­dalités de sa propre application dans l’ordre juridique national. De plus, il ne contient aucune disposition obligeant les États parties à l’incorporer intégralement au droit na­tional ou à lui accorder un statut particulier dans le cadre de ce droit. Bien que les mo­dalités concrètes pour donner effet, dans l’ordre juridique national, aux droits qui sont reconnus dans le Pacte soient laissées à la discrétion de chaque État partie, les moyens utilisés doivent être appropriés, c’est-à-dire qu’ils doivent produire des résultats attestant que l’État partie s’est acquitté intégralement de ses obligations. Les moyens choisis sont en outre soumis à contrôle dans le cadre de l’examen, par le Comité, de la manière dont l’État partie s’acquitte de ses obligations au titre du Pacte.

6.   Une analyse de la pratique des États en ce qui concerne le Pacte montre qu’ils re­courent à divers moyens. Certains n’ont pris aucune mesure particulière. Parmi ceux qui ont pris des mesures, certains ont fait des dispositions du Pacte des dispositions du droit national, en complétant ou en modifi­ant la législation en vigueur, sans pour au­tant reprendre les termes mêmes du Pacte. D’autres l’ont adopté ou incorporé au droit national en gardant telles quelles ses dispo­sitions, et en leur donnant officiellement ef­fet dans l’ordre juridique national. Pour ce faire, ils ont généralement eu recours à des dispositions constitutionnelles accordant aux dispositions des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme la priorité sur toute législation nationale incompatible avec ces dispositions. La façon dont les États abordent le Pacte dépend, dans une large mesure, de la manière dont les instruments internationaux en général sont envisagés dans l’ordre juridique interne.

7.   Quelle que soit la démarche choisie, plu­sieurs principes découlent de l’obligation de donner effet au Pacte et doivent, de ce fait, être respectés. Premièrement, l’État partie doit choisir le moyen d’application propre à lui permettre de s’acquitter de ses obliga­tions en vertu du Pacte. La nécessité d’assurer l’invocabilité des droits reconnus dans le Pacte (voir par. 10 ci-après) doit être prise en considération afin de déterminer le meilleur moyen de donner effet à ces droits au niveau interne. Deuxièmement, il faut tenir compte des moyens qui se sont avérés les plus efficaces pour la protection d’autres droits fondamentaux dans le pays concerné. Dans les pays où les moyens employés pour donner effet au Pacte diffèrent con­sidérablement de ceux servant à appliquer d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme, l’utilisation de tels moyens doit répondre à une nécessité impérieuse, compte tenu du fait que le libellé des dispositions du Pacte est, dans une large mesure, compara­ble à celui des dispositions des instruments relatifs aux droits civils et politiques.

8.   Troisièmement, même si le Pacte n’oblige pas formellement les États à incorporer ses dispositions dans la législation interne, une telle démarche est souhaitable. Une incorpo­ration directe des dispositions du Pacte per­met, en effet, d’éviter les problèmes que peut poser la transformation des obligations conventionnelles en dispositions de droit interne, et donne la possibilité aux personnes d’invoquer directement les droits reconnus dans le Pacte devant les tribunaux na­tionaux. Pour ces raisons, le Comité encour­age vivement l’adoption officielle ou l’incorporation du Pacte dans le droit na­tional.

C.   Rôle des recours

Recours juridictionnels ou recours judiciaires?

9.   Le droit à un recours effectif ne doit pas être systématiquement interprété comme un droit à un recours judiciaire. Les recours admin­istratifs sont, dans bien des cas, suffisants, et les personnes qui relèvent de la juridiction d’un État partie s’attendent légitimement à ce que toutes les autorités administratives tiennent compte des dispositions du Pacte dans leurs décisions, conformément au prin­cipe de bonne foi. Tout recours administratif doit être accessible, abordable, rapide et suivi d’effets. De même, il est souvent utile de pouvoir se prévaloir d’un recours judi­ciaire de dernier ressort contre des procédures administratives de ce type. D’ailleurs, pour certaines obligations, telles que celles qui ont trait à la non-discrimina­tion [3] (ainsi que bien d’autres), il est néces­saire d’offrir un recours judiciaire, sous une forme ou une autre, si l’on veut s’acquitter des dispositions du Pacte. En d’autres ter­mes, chaque fois qu’un droit énoncé dans le Pacte ne peut être exercé pleinement sans une intervention des autorités judiciaires, un recours judiciaire doit être assuré.

Invocabilité

10. Dans le cas des droits civils et politiques, on tient généralement pour acquis qu’il est es­sentiel de pouvoir disposer de recours judi­ciaires contre d’éventuelles violations. Mal­heureusement, le contraire est souvent af­firmé en ce qui concerne les droits économi­ques, sociaux et culturels. Cette différence de traitement n’est justifiée ni par la nature de ces droits ni par les dispositions perti­nentes du Pacte. Le Comité a déjà précisé qu’il considérait que de nombreuses dispo­sitions du Pacte se prêtent à une application immédiate. À cet égard, il a cité, à titre d’exemple, dans son observation générale n 3 (1990), les articles suivants du Pacte: 3, 7 (al. a, i), 8, 10 (par. 3), 13 (par. 2, al. a, et par. 3 et 4) et 15 (par. 3). Il est important, à ce propos, de distinguer entre l’invocabilité (terme utilisé dans le cas des questions sur lesquelles les tribunaux doivent se pronon­cer) et l’application directe (dans le cas des normes que les tribunaux peuvent mettre en oeuvre telles quelles). La démarche générale de chaque système de droit doit certes être prise en compte, mais il n’existe dans le Pacte aucun droit qui ne puisse être con­sidéré, dans la grande majorité des systèmes, comme comportant au moins quelques as­pects importants qui sont invocables. Il est parfois affirmé que les questions d’allocation de ressources sont du ressort des autorités politiques et non des tribunaux. Il faut, bien sûr, respecter les compétences respectives des différentes branches de l’État, mais il y a lieu de reconnaître que, généralement, les tribunaux s’occupent déjà d’un vaste éventail de questions qui ont d’importantes incidences financières. L’adoption d’une classification rigide des droits économiques, sociaux et culturels qui les placerait, par définition, en dehors de la juridiction des tribunaux serait, par conséquent, arbitraire et incompatible avec le principe de l’indivisibilité et de l’interdépendance des deux types de droits de l’homme. Elle aurait en outre pour effet de réduire considérablement la capacité des tribunaux de protéger les droits des groupes les plus vulnérables et les plus défavorisés de la société.

Application directe

11.  Le Pacte n’exclut pas la possibilité de con­sidérer les droits qui y sont énoncés comme directement applicables dans les systèmes qui le permettent. En effet, au moment de son élaboration, les tentatives visant à y in­clure une clause tendant à rendre ces droits « non applicables d’une manière directe » ont été fermement rejetées. Dans la plupart des États, c’est aux tribunaux, et non au pouvoir exécutif ou législatif qu’il appartient de déterminer si une disposition convention­nelle est directement applicable. Afin qu’ils puissent s’acquitter efficacement de cette fonction, les tribunaux et autres juridictions compétents doivent être informés de la na­ture et de la portée du Pacte et du rôle im­portant des recours judiciaires dans son ap­plication. Ainsi, lorsque des gouvernements sont impliqués dans une procédure judi­ciaire, ils doivent s’efforcer de promouvoir les interprétations de la législation interne qui favorisent le respect des obligations qui leur incombent au titre du Pacte. De la même manière, il devrait être pleinement tenu compte du principe d’invocabilité du Pacte dans la formation des magistrats. Il est particulièrement important d’éviter toute présomption de non-application directe des normes du Pacte. En fait, bon nombre de ces normes sont libellées en des termes qui sont au moins aussi clairs et précis que ceux des autres instruments relatifs aux droits de l’homme, dont les tribunaux considèrent gé­néralement les dispositions comme directe­ment applicables.

D. Place accordée au Pacte par les tribunaux nationaux

12.  Dans les directives révisées du Comité con­cernant la forme et le contenu des rapports que les États parties doivent présenter, il est demandé à ces derniers d’indiquer si les dis­positions du Pacte peuvent « être invoquées devant les tribunaux, d’autres instances ou les autorités administratives » et « être di­rectement appliquées par eux ». [4] Certains États fournissent déjà de tels renseigne­ments, mais il faudra accorder une impor­tance accrue à cet aspect dans les futurs rap­ports. En particulier, le Comité attend des États parties qu’ils fournissent des préci­sions sur toute décision importante de leurs juridictions nationales s’appuyant sur les dispositions du Pacte.

13. Il ressort des informations disponibles que la pratique des États n’est pas uniforme. Le Comité note que certains tribunaux ap­pliquent les dispositions du Pacte, soit di­rectement soit en tant que normes d’interprétation. D’autres tribunaux sont disposés à reconnaître, sur le plan des prin­cipes, l’utilité du Pacte pour interpréter le droit national, mais, dans la pratique, l’effet de ses dispositions sur leur argumentation et l’issue de leurs délibérations est extrême­ment limité. D’autres encore ont refusé de faire le moindre cas des dispositions du Pacte lorsque des personnes ont essayé de s’en prévaloir. Dans la plupart des pays, les tribunaux sont encore loin de s’appuyer suffisamment sur le Pacte.

14.  Dans les limites de l’exercice de leurs fonc­tions de contrôle judiciaire, les tribunaux doivent tenir compte des droits énoncés dans le Pacte lorsque cela est nécessaire pour veiller à ce que le comportement de l’État soit conforme aux obligations qui lui incom­bent en vertu du Pacte. Le déni de cette re­sponsabilité est incompatible avec le prin­cipe de la primauté du droit, qui doit tou­jours être perçu comme englobant le respect des obligations internationales relatives aux droits de l’homme.

15.  Il est généralement reconnu que le droit in­terne doit être interprété, autant que faire se peut, d’une manière conforme aux obliga­tions juridiques internationales de l’État. Ainsi, lorsqu’un organe de décision interne doit choisir entre une interprétation du droit interne qui mettrait l’État en conflit avec les dispositions du Pacte et une autre qui lui permettrait de se conformer à ces disposi­tions, le droit international requiert que la deuxième soit choisie. Les garanties en matière d’égalité et de non-discrimination doivent être interprétées, dans toute la me­sure possible, de manière à faciliter la pleine protection des droits économiques, sociaux et culturels.

NOTES


[1]  . E/1991/23, annexe III.

[2]   . Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 1155, p. 331.

[3]  . En application du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, les États « s’engagent à garantir » que les droits qui sont énoncés dans le Pacte seront exercés « sans discrimination au­cune».

[4]  . Voir E/1991/23, annexe IV, sect. A, par. 1, al. d, iv.


Droits résérves