MODULE 1
DÉVELOPPER UNE PERSPECTIVE AXÉE SUR LES DROITS

Objet du module 1

Ce module a pour objet de permettre aux participants de développer une perspective et une approche des questions économiques, sociales et culturelles axées sur les droits.

Sont traités dans ce module:

  • le développement d'une perspective axée sur les droits;
  • les valeurs intrinsèques des droits économiques, sociaux et culturels (ESC);
  • le besoin de réfléchir à des politiques et stratégies de développement;
  • le débat sur le rôle de l'État pour garantir les droits ESC; et
  • l'indivisibilité des droits.


Développement d'une perspective axée sur les droits

La dignité d'un individu ne peut et ne devrait pas être divisée entre deux sphères-civique et politique d'une part, et économique, sociale et culturelle d'autre part. L'individu doit être affranchi tant du besoin que de la peur. Le but ultime de la garantie du respect de la dignité d'un individu ne peut être atteint sans que la personne puisse jouir de tous ses droits. En dernier lieu, il s'agit de mettre l'être humain au centre-non pas en tant qu'individu atomistique, mais en tant qu'élément d'une communauté et d'un écosystème. Pour faire avancer les droits ESC, il faut une nouvelle philosophie et une nouvelle perception des droits.

En février 2000, le gouvernement indonésien a imposé une interdiction sur l'utilisation des becaks dans la capitale, Djakarta. Les becaks sont des tricycles qui servent au transport des biens et des personnes; c'est en appuyant sur les pédales de ces becaks que beaucoup de gens gagnent quelque moyen d'existence. Lorsque cette interdiction a été imposée, le gouvernement a soutenu que les becaks provoquaient des embouteillages, qu'ils étaient lents et incongrus dans une ville aux rues pleines de voitures neuves et d'autres véhicules à moteur.

Ce n'est pas la première fois que l'utilisation des becaks a été déclarée illégale. La précédente interdiction a été levée en 1997 en raison de la crise économique aiguë dans le pays. L'exploitation des becaks procure une source de travail indispensable. De nombreux pauvres ont vendu leurs quelques possessions pour acheter un becak, afin de pouvoir gagner leur vie. Désormais, à cause de cette nouvelle interdiction, ils sont de retour à la case départ.

La supposition implicite sous-jacente dans l'interdiction du gouvernement, c'est que les conducteurs de becaks n'ont pas leur place dans l'environnement urbain chargé de Djakarta, où ce mode de subsistance n'est plus approprié. L'interdiction comporte également l'insinuation que le gouvernement décline toute responsabilité vis-à-vis de la marginalisation des conducteurs de becaks; bien que ces derniers puissent avoir des droits les protégeant contre les arrestations arbitraires, la torture et le meurtre, ils n'en ont aucun qui puisse garantir leur bien-être économique et social.

La controverse porte sur l'abandon par les conducteurs de becaks de leur mode de subsistance afin de laisser la place au développement économique qui, à long terme, leur épargnera la corvée de pédaler toute la journée. En attendant, au lieu de leur dire qu'ils ont des droits, pourquoi ne pas leur fournir une aide caritative, afin qu'ils ne meurent pas de faim? La nourriture, le logement, la santé et autres nécessités de base des conducteurs de becaks sont généralement considérées dans le cadre d'une perspective de développement; elles sont simplement vues comme des besoins et non comme des droits. L'hypothèse étant que le développement économique permettra à une personne ou à un groupe de subvenir à ses besoins essentiels.

La situation désespérée des conducteurs de becaks n'est pas unique. Leur situation pécuniaire et celle similaire de nombreux autres posent cependant une question difficile: Comment pouvons-nous comprendre et discuter de leurs situations, non pas sur le plan de l'aide caritative et du développement, mais sur celui des droits de l'homme et plus particulièrement des droits économiques, sociaux et culturels (ESC)? Il est facile de dire que les droits ESC existent, mais exprimer leur relation par rapport à des cas réels tels que celui-ci est un défi.

Il est essentiel de comprendre la différence entre se consacrer au développement, en étendant des services ou en procurant des besoins essentiels, et s'employer à garantir la jouissance des droits ESC. Nous ne pouvons ignorer l'effet de la privation des droits ESC élémentaires sur la dignité d'une personne. On ne peut demander aux individus d'attendre que le développement économique arrive avant que leur dignité ne soit respectée. La dignité et le bien-être des êtres humains sont la fondation sur laquelle se construit une approche axée sur les droits.

Les droits ESC reposent sur la conviction que les privations économiques et sociales ne devraient plus être considérées comme le résultat de conditions naturelles décrétées par Dieu ou la fatalité, comme cela en a souvent été le cas au cours de l'histoire. Ils reposent également sur la conviction que ceux qui ne jouissent pas de la réalisation de leurs droits ESC ne doivent pas être automatiquement blâmés pour leur détresse, accusés d'être paresseux, dépensiers ou non entreprenants.

Une approche axée sur les droits repose sur la conviction que tous les êtres humains, par la vertu de leur condition, sont détenteurs de droits. Un droit implique l'obligation pour le gouvernement de le respecter, le promouvoir, le protéger et le satisfaire. Le caractère légal et normatif des droits, et les obligations gouvernementales qui leur sont associées, sont basés sur les traités internationaux de droits de l'homme et autres standards, ainsi que sur les provisions nationales constitutionnelles de droits de l'homme.

Par conséquent, une approche axée sur les droits de l'homme n'implique pas la charité ou le simple développement économique; c'est un processus visant à permettre et à inciter ceux qui ne jouissent pas de leurs droits ESC à les revendiquer.

Lorsque des individus ou des peuples ne peuvent exercer ce qu'ils comprennent et estiment être leur droit, les militants peuvent les encourager et les aider à revendiquer ce droit par des voies judiciaires et administratives ou, lorsqu'un mécanisme établi n'existe pas, par d'autres moyens, tels que les manifestations publiques. Le processus d'affirmation d'une revendication n'affirme pas seulement la possession par un individu de son propre droit, il aide également à définir ce droit et fait prendre conscience que cette revendication n'est pas un privilège ou une aspiration, mais un droit.

Un militant des droits de l'homme a décrit l'approche axée sur les droits de la façon suivante:

Que signifie une " approche des droits"? Premièrement, cela signifie comprendre la différence entre un droit et un besoin. Un droit est quelque chose qui m'est dû par la vertu-même que je suis une personne. C'est ce qui me permet de vivre avec dignité. Il est par ailleurs possible de faire valoir un droit auprès du gouvernement et il en découle que ce dernier a l'obligation de l'honorer. Un besoin, en revanche, est une aspiration qui peut être tout à fait légitime, mais qui ne comporte pas nécessairement l'obligation pour le gouvernement d'y pourvoir; la satisfaction d'un besoin ne peut être imposée. Les droits sont associés à la notion " d'être" , les besoins à celle " d'avoir" .

Deuxièmement, une approche des droits ne peut se concentrer sur la défense ou l'attaque de la forme de gouvernement, sur des déclarations pour ou contre l'orientation politique de la victime ou sur les motivations--prétendues ou réelles--de ceux qui enfreignent les droits de l'homme, mais plutôt sur les droits-mêmes étant enfreints et la machine gouvernementale qui rend ces violations possibles. En d'autres mots, une approche des droits ne peut attaquer ou soutenir un type de système politique en particulier, même s'il ne peut ignorer sa résistance en tant que facteur bloquant ou favorisant l'exercice effectif des droits de l'homme.

Troisièmement, et en conséquence des faits précités, un droit est défini sur la base de la dignité, ce qui veut dire, sur la base de " l'être" , et non de " l'avoir" ou du programme social ou économique d'un parti ou d'un gouvernement. Un programme politique peut--et devrait--être négocié, tandis que la dignité, elle, n'est pas négociable. Les programmes politiques sont nécessaires pour honorer les droits de l'homme, mais ils ne peuvent s'y substituer. Les programmes politiques sont nécessaires pour honorer les droits de l'homme, mais il ne peuvent s'y subsitituer. Les programmes politiques sont sujets aux changements de dynamique sociale et économique, et ce qui est important aujourd'hui peut ne pas l'être demain. La dignité de l'individu est immuable; elle est la même de tout temps et en tout lieu, et son essence transcende les particularités culturelles. 1

La valeur intrinsèque des droits ESC

Les droits ESC (par exemple, la nourriture, l'éducation et le logement) ne sont normalement perçus que comme instruments pour l'accomplissement de certains objectifs, tels que le développement et la croissance économique. Cette vision s'aligne avec la notion que les droits ESC ne sont que des aspirations, et non pas des droits à part entière. Il en découle l'idée que ces droits ne peuvent être atteints que progressivement, puisque leur jouissance est liée à la disponibilité de ressources. À ce stade, la catégorisation " négative" et " positive" des droits entre en jeu, selon laquelle les droits civils et politiques peuvent être mis en place immédiatement, puisqu'ils ne nécessitent qu'une non-intervention de l'État, tandis que tous les droits ESC sont censés nécessiter un rôle positif de l'État. Le débat autour des droits ESC commence alors à s'enchevêtrer dans les politiques du libre marché contre l'État interventionniste.

Le débat sur les droits ESC est généralement conduit non pas dans la perspective des droits, mais dans celle du développement et des politiques d'aide sociale. Une approche qui rend les droits ESC dépendants des politiques de développement d'un État, sape le principe fondamental que les droits de l'homme ne peuvent être ni donnés, ni enlevés. Il est essentiel d'établir la valeur intrinsèque des droits ESC. Ils ont une valeur--et sont une fin--en eux-mêmes.

L'approche en termes de " potentiel " suggérée par le Prix Nobel d'économie, Amartya Sen, offre un cadre utile pour comprendre la valeur intrinsèque des droits ESC. Selon Sen, " la notion de potentiel est essentiellement celle de liberté--la variété d'options dont une personne dispose pour définir la vie qu'elle veut mener ". 2 Il soutient que la pauvreté et la privation devraient être considérées en fonction de leur rôle comme entraves à la liberté d'une personne de mener la vie qu'elle souhaite. La liberté d'avoir une espérance de vie normale, par exemple, est entravée par une mortalité prématurée, et celle de lire ou d'écrire, par l'illettrisme. La jouissance des droits ESC valorise la liberté des individus par l'accroissement de leurs potentiels et de leur qualité de vie.

Considérer la pauvreté comme une défaillance de capacité peut amener à exiger les mesures sociales appropriées par l'intermédiaire d'obligations soumises aux États. Cette approche offre également un cadre pour juger les politiques d'après leur impact sur l'amélioration des capacités des citoyens (que cette amélioration provienne ou non de la croissance des revenus réels). En dernier lieu, une approche de capacité peut être un moyen d'évaluer l'impact des discriminations basées sur des facteurs tels que la race, la classe sociale, la caste et le sexe. Une discrimination peut, par exemple, entraver la capacité, et par conséquent la liberté d'une personne lorsqu'elle entraîne le refus d'emploi ou de soins médicaux appropriés.

Sen identifie cinq raisons pour lesquelles l'éducation et la santé contribuent à la liberté d'une personne.
1. L'importance intrinsèque

Être éduqué et en bonne santé, ce sont des réussites en soi, et l'opportunité d'en bénéficier peut avoir une importance directe sur la liberté effective d'une personne.

2. Rôles personnels instrumentaux

L'éducation et la santé d'une personne peuvent l'aider à faire beaucoup de choses--autres que le simple fait d'être éduqué et en bonne santé--qu'elle valorise. Elles peuvent être importantes, par exemple, pour obtenir un travail et plus généralement pour tirer parti d'opportunités économiques. L'expansion en revenus et en moyens économiques qui en résulte peut, en retour, ajouter à la liberté d'une personne dans sa recherche d'une vie qu'elle valorise.

3. Rôles sociaux instrumentaux

Une plus grande alphabétisation et une éducation élémentaire peuvent faciliter le discours public sur les besoins sociaux et encourager des demandes collectives informées (pour une couverture sociale et de santé, par exemple); celles-ci en retour peuvent aider à étendre les infrastructures appréciées du public et contribuer à une meilleure utilisation des services disponibles.

4. Rôles de processus instrumentaux

Le processus d'éducation peut avoir des bénéfices même en dehors de ses objectifs ciblés explicitement, à savoir une éducation formelle . . . L'éducation rapproche également les jeunes et, de cette façon, élargit leurs horizons, ce qui peut-être particulièrement important pour les filles.

5. Rôles distributifs et autonomisation*

Une plus grande alphabétisation et réussite scolaire des groupes défavorisés peut améliorer leur capacité à résister à l'oppression, à s'organiser politiquement, et à obtenir un part plus juste. 3

Les effets de l'éducation et de la santé ne se limitent pas nécessairement à la personne qui en bénéficie.

Étendre la santé et l'éducation peuvent avoir un impact bien au-delà de résultats personnels immédiats. Par exemple, les capacités pédagogiques d'une personne peuvent être utiles à une autre. Les connexions interpersonnelles peuvent également avoir une importance politique; par exemple, une communauté peut bénéficier dans son ensemble de l'attention civique qu'elle reçoit à travers le militantisme éduqué d'un groupe particulier au sein de cette communauté. 4

Sen examine également le rôle de la nourriture dans l'avancement de la liberté:

La liberté dont jouissent les personnes afin de mener une vie décente, qui comprend l'affran-chissement de la faim, de la morbidité évitable, d'une mortalité prématurée, etc., est connectée de façon relativement centrale à l'approvi-sionnement en nourriture et nécessités associées. Aussi, le besoin d'acquérir suffisamment de nourriture peut forcer les personnes vulnérables à faire des choses qui leur sont insupportables, et à accepter une vie aux libertés très restreintes. Le rôle de la nourriture dans le progrès des libertés peut être extrêmement important. 5

En ce qui concerne les politiques alimentaires, Sen distingue deux sortes de perspectives-la perspective instrumentale et la perspective intrinsèque. La perspective instrumentale porte l'accent sur les incitations économiques pour l'expansion du produit national, y compris la production de nourriture. Sen propose que la perspective instrumentale ne se limite pas elle-même au progrès de la liberté pour réaliser des profits, de quelque manière que ce soit. D'autres types de liberté, plus générales, telles que la liberté de l'information, de se réunir et de s'opposer, devraient aussi progresser. Ces libertés jouent un rôle crucial dans la livraison et l'usage de la nourriture.

Dans le cadre de la perspective intrinsèque, selon Sen, l'affranchissement de la faim peut être considéré comme ayant une valeur en lui-même. Le développement économique et le progrès social doivent alors être jugés selon leur capacité à améliorer des libertés positives élémentaires pour éviter une mortalité prématurée, échapper à la morbidité, éliminer la malnutrition, etc.

L'importance de cette perspective provient en partie du fait que les mesures de produit national brut, de revenu réel, etc., peuvent souvent être trompeuses en ce qui concerne l'étendue des libertés dont jouissent les gens et sur lesquelles ils peuvent construire leur vie. Même pour des questions aussi élémentaires que d'éviter une mortalité prématurée, les statistiques de production nationale (y compris la nourriture) peuvent cacher plus qu'elles ne révèlent. Il est possible de constater à la fois une forte augmentation du produit national brut par tête et de la disponibilité alimentaire par personne, et parallèlement, une hausse de la mortalité. 6

Les arguments de Sen en ce qui concerne les politiques alimentaires peuvent être étendus aux questions de politique sociale et économique en général (politique de développement). Elles peuvent être examinées pour évaluer si elles renforcent intrinsèquement les droits ESC, et ainsi, la dignité et la liberté de l'individu.

Examen des conducteurs de becaks, une approche en termes de " potentiel "

À première vue, la mise hors-la-loi des becaks ne semble affecter que le statut de travailleur de leurs conducteurs. Cependant, un examen de leur situation selon l'approche en termes de " potentiel " de Sen révèle un impact bien plus grand sur les droits et libertés du conducteur de becaks nouvellement marginalisé:

  • Avoir un emploi en tant que conducteur avait une valeur intrinsèque. L'opportunité de travailler et de se faire une place dans la société augmentait la liberté effective du conducteur et sa qualité de vie en général;
  • Le statut de travailleur indépendant du conducteur lui permettait de subvenir à ses propres besoins et potentiellement aussi à ceux de sa famille. Ceci, en retour, augmentait sa capacité à prendre part dans la vie de la communauté, avoir accès à des services et subvenir à des besoins essentiels, tels qu'une nourriture adéquate, des soins médicaux, etc.;
  • Au cours de sa journée de travail, le conducteur de becak entrait en contact avec un grand nombre de personnes, élargissant par là même sa connaissance et sa compréhension de la société dans son ensemble. Ces interactions sont essentielles à sa liberté dans la société et la communauté; et
  • La capacité du conducteur à gagner sa vie peut avoir affecté sa capacité à organiser, résister à l'oppression et créer une vie plus juste pour lui-même et sa famille.

La décision du gouvernement indonésien de déclarer illégaux les becaks a été prise sans la participation effective de ceux dont les moyens de subsistance en dépendaient. Ceci n'a pas seulement démuni les conducteurs de becaks de leur capacité à gagner leur vie et des libertés qui en découlent, mais cela leur a aussi dénié leur voix, leur rôle et leur potentiel. On les a effectivement fait disparaître de la société. Une approche de cette situation axée sur les droits comprendrait l'encouragement et l'aide aux conducteurs pour qu'ils réclament leur droit à gagner leur vie et les libertés associées qui sont les leurs en tant qu'êtres humains.


Réflexion sur les politiques et stratégies de développement

Le progrès des droits ESC implique un changement de philosophie vis-à-vis des modèles de développement existants. Les droits économiques, sociaux et culturels sont normalement associés à des besoins et rattachés au domaine des politiques de développement. Pour faire progresser les droits ESC, les militants doivent réfléchir aux implications des politiques de développement poursuivies par les gouvernements nationaux et les agences internationales, et les comprendre. Ils doivent également posséder une perspective historique quant aux stratégies de développement poursuivies par ces mêmes acteurs s'ils veulent être capables de les critiquer et, lorsque cela est nécessaire, de proposer des modèles alternatifs respectant les droits ESC.

Bref historique de la planification nationale et signification de " développement "

La révolution industrielle a créé le besoin de planification sociale. La misère et la pauvreté urbaines provoquées par l'industrialisation nécessitèrent la mise en place de mesures d'aide sociale. (Voir le module 19, pp. 390-91 pour un historique des premiers suivis de ces conditions.) À l'origine, ces " problèmes sociaux " étaient laissés aux organisations caritatives qui devaient s'en débrouiller. Les problèmes devinrent si énormes, cependant, qu'ils exigèrent rapidement l'intervention de professionnels et de l'État. La pauvreté, la maladie, le manque d'éducation et d'hygiène, et le chômage nécessitèrent une planification et une intervention sociale d'envergure dans la vie de tous les jours. La planification devint une technique centrale de développement, redéfinissant la vie sociale et économique en accord avec les demandes de la société industrielle. Cette planification " scientifique " (rationnelle et efficace) était infusée avec une attitude instrumentale envers les populations et la nature.

Dans les années 20 et 30, à la suite de la mobilisation des ressources nationales par la Première guerre mondiale, la planification a gagné plus de visibilité grâce à la planification soviétique, au mouvement de gestion scientifique aux États-Unis, et à la politique économique Keynésienne. 7 La propagation du colonialisme et l'exportation de la " modernité " lui ont ouvert la voie dans les colonies. La planification est devenue un outil central de modernisation des sociétés en voie de développement traditionnelles. Les nationalistes qui émergèrent dans les colonies placèrent leur foi en elle pour la construction de nations post coloniales fortes et modernes.

Le modèle de planification devait permettre d'accomplir une transformation massive des structures humaines et sociales en les remplaçant par des structures nouvelles et rationnelles. Le zèle démontré pour ce genre de transformation est apparent dans un article publié en 1952 dans le Journal of Economic Development and Cultural Change. L'auteur, en discutant des facteurs qui entravent le développement dans les pays nouvellement indépendants, argumentait:

Si nous essayons d'interpréter les aspirations des pays actuellement moins avancés économiquement, nous trouvons là également une ambiguïté étrange, qui semble être le résultat d'un manque de conscience partiel de la connexion rapprochée entre le progrès économique et les changements culturels. En effet, les porte-parole des pays les plus pauvres favorisent de la manière la plus emphatique le progrès économique qui résulte en une élévation des niveaux de vie en général, et portent le blâme de leur pauvreté sur leur ancien statut colonial ou leur exploitation impérialiste quasi-coloniale. Leur rejet du colonialisme et de l'impérialisme se manifeste sous la forme d'un sens aigu de nationalisme, dont l'expression symbolique consiste en la répudiation des philosophies étrangères et des modes de comportements extérieurs et par la réaffirmation de modes d'action et de pensée honorés traditionnellement. Par exemple, le nationalisme dans le mouvement d'indépendance de Gandhi était associé au retour aux méthodes particulièrement inefficaces des activités traditionnelles indiennes, et de nos jours en Birmanie, l'indépendance n'est pas seulement accompagnée par une reprise des noms et costumes traditionnels, mais aussi par un renforcement du bouddhisme, une religion reflétant une idéologie totalement opposée à une activité économique progressive efficace. La réalisation du progrès économique rencontre par conséquent de nombreux obstacles et entraves. 8

Le zèle pour la modernisation des sociétés en voie de développement se reflétait également dans les politiques officielles des institutions internationales. Par exemple, la première mission en Colombie de la Banque mondiale en 1949 proposait un vaste programme de développement. La mission déclarait:

S'en remettre aux forces naturelles n'a pas produit les résultats les plus heureux, c'est la conclusion à laquelle nous ne pouvons pas échapper. Il est également indéniable qu'avec la connaissance des faits sous-jacents et des processus économiques, une bonne planification pour la détermination d'objectifs et la répartition des ressources, et la détermination de mener à bien un programme pour l'amélioration et les réformes, il est possible d'améliorer grandement l'environnement économique par l'établissement de politiques économiques visant à satisfaire des besoins sociaux établis scientifiquement . . . En réalisant un tel effort, la Colombie ne trouverait pas seulement son propre salut mais fournirait un exemple édifiant pour toutes les autres régions sous-développées du monde. 9

Ainsi, le " développement " était une question de salut. Le processus était facilité par le lancement des Décennies du développement par les Nations Unies. À chaque décennie, l'accent changeait. Dans les années 50, il s'agissait de croissance et de planification nationale; dans les années 60, de Révolution verte et de planification sectorielle et régionale; dans les années 70, des nécessités de base et de planification au niveau local; et dans les années 80, l'accent changea en faveur de la planification écologique en vue d'un développement durable, et d'une planification qui intègre au développement les femmes ou les mouvements populaires.

L'impact de ces programmes de développement n'a pas toujours été positif--comme en témoigne la situation des conducteurs de becaks. En fait, ces programmes ont souvent été particulièrement nuisibles aux femmes et aux peuples indigènes. Selon un critique,

Même en termes d'augmentation de la production, les programmes de développement rural ont eu des résultats douteux, au mieux. La majorité de l'augmentation de la production alimentaire dans le Tiers monde a eu lieu dans le secteur commercial capitaliste, une bonne part de cette augmentation s'est traduite en liquidités ou en récoltes pour l'exportation. En fait, comme il a été amplement démontré, les programmes de développement rural et la planification de développement en général ont contribué non seulement à une paupérisation croissante des populations rurales, mais aussi à l'aggravation des problèmes de malnutrition et de famine. 10

Il est par conséquent important que les organisations non-gouvernementales (ONG) impliquées dans l'application des programmes de développement examinent ces derniers selon la perspective des droits. Leurs programmes contribuent-ils à l'amélioration des droits des peuples ou est-ce qu'ils les sapent? Ce sont de vrais débats et ils ne peuvent être ignorés.

Débat sur le rôle de l'État

L'éditorial du magazine The Far Eastern Economic Review, reproduit sur le page suivant, illustre le débat sur la croissance économique contre les droits ESC. En soutenant le développement économique, l'éditorial ignore la dignité et la liberté de la femme qu'il dépeint-et d'innombrables autres dans des situations similaires. Il défend également la réduction du rôle de l'État dans le traitement de la pauvreté, puisque l'État providence n'aide pas les pauvres; ce qu'il faut c'est une activité économique générée par le secteur privé.

Comme illustré par cet éditorial, ceux qui sont concernés par les questions économiques et sociales ne peuvent éluder le débat sur le rôle de l'État. Au niveau du peuple, les militants sont engagés dans la remise en cause des effets négatifs du développement et du rôle contributif de l'État à ces effets négatifs. L'intervention de l'État dans la promotion du développement est remise en cause par d'autres qui défendent la réduction du rôle de l'État dans les activités économiques et de développement de façon plus générale. Le concept d'État lui-même et de ses responsabilités, y compris son rôle dans les politiques publiques, a été remis en question dans cette ère de globalisation. Le consensus de l'après-guerre qui existait dans la plupart des pays d'Europe de l'Ouest en ce qui concerne le rôle de l'État pour la garantie du bien-être humain élémentaire a été ébranlé.

Le débat du marché contre l'État est important pour ceux qui travaillent sur les questions de droits ESC. Il devrait être clarifié que les États ont des obligations pour faire respecter les droits de l'homme quel que soit le système économique auquel ils adhèrent. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CDESC) a tenu à préciser que selon le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels " les Etats parties s'engagent à agir [à garantir des droits d'ESC] n'exige ni n'empêche qu'une forme particulière de gouvernement ou de système économique ".

Far Eastern Economic Review
Editorial

Les affamés d'Indonésie
Mais l'État providence est-il la solution?


Ce n'est pas le pathos de l'image sur cette page qui a d'abord attiré notre attention. C'est plutôt la légende écrite par la photographe, Maya Vidon: " Une femme indonésienne fait cuire un chat dans un pot le long d'une voie de chemin de fer. "

C'est sans nul doute, l'Indonésie qui a subi le choc le plus violent durant la crise économique en Asie. En Corée du Sud, bien que le chômage ait atteint des niveaux impensables il y a quelques années, c'est une économie de classe moyenne serrée dans un étau qui suscite des inquiétudes. Cependant, le monde des affaires continue à tourner. Cette semaine, LG Semicon a gagné un contrat de 700 millions de dollars pour fournir des écrans de haute-technologie à Philips, la société d'électronique néerlandaise. À Kuala Lumpur, le gaz lacrymogène opposé aux contestataires qui manifestaient à la suite de l'arrestation de Anwar Ibrahim a ajouté une dimension politique troublante aux problèmes économiques. Pourtant, même avec une économie en récession, on sent bien que la vie normale-loin des lignes de police-continue: Les gens continuent à sortir dans les parcs et à manger dans les aires de restauration des centres commerciaux. Et en ce qui concerne les pertes d'emplois, nous avons pu lire récemment qu'un manœuvre licencié nettoyait désormais des chambres d'hôtel pour la moitié de son ancien salaire. Certes, il n'était pas heureux, mais il ne faisait pas non plus cuire d'animaux domestiques.

Mais en Indonésie, plus de 17 millions de familles subissent des pénuries de nourriture. Dans le centre et l'Est de Java, plus de 4 millions de foyers n'ont pas les moyens de s'acheter plus d'un repas par jour. Personne n'aurait pu imaginer cela il y a deux ans. Désormais les chiffres et les images en provenance d'Indonésie enhardissent ceux qui avaient été précédemment mis sous silence par la traditionnelle prospérité asiatique basée sur le capitalisme et cherchent à recréer parmi nous ce paradis sur terre appelé Suède. D'une conférence à Manille, jusqu'ici à Hong Kong, nous entendons de plus en plus que l'Asie a besoin d'un " filet de sécurité sociale " (lisez: aide sociale). Mais, alors que des temps difficiles peuvent, pour certains, rendre plus crédibles les murmures socialistes, notre propre crainte est qu'une fois les allocations mises en place (sous quelque forme que ce soit), elles ne disparaissent plus. Et une époque future plus favorable ne viendra qu'alimenter des agitations pour un enracinement plus profond de l'aide sociale et un élargissement de son envergure.

Un de nos récents invités était surpris de trouver les habitants de Hong Kong d'humeur raisonnablement bonne dans une ville frappée par la récession, et de constater que les rues et gares ne soient pas plus sales qu'avant. Un contraste marqué, il nota, avec la crasse de la dernière récession en Europe. Ce que notre ami remarqua, c'est la différence entre la marginalité liée au besoin d'aide sociale et la responsabilité personnelle. Car, bien que Hong Kong offre quelques avantages sociaux, rares sont ceux qui en tirent parti-sauvons la face. Ainsi, tandis que l'aide sociale entretient une dépendance paresseuse envers l'État, les asiatiques, affranchis de toute aumône, savent se prendre en charge eux-mêmes. On s'habille proprement si l'on souhaite décrocher quelque chose lors d'un entretien. Et à Hong Kong on trouve au moins la preuve anecdotique d'un esprit d'entreprise plus développé, petits magasins et étals-épiciers, papetiers-surgissant de façades précédemment murées et au coin des rues. La fierté persiste face à l'épreuve et implique que l'on prenne soin de son environnement.

En Indonésie, il est plus difficile de trouver un emploi: ces derniers ont disparu. Ou d'ouvrir un étal: il n'y a pas d'argent. Mais les îles sont riches en ressources naturelles-toutes cotées en dollars, pas en roupies. Alors pourquoi cette famine? Prenons le pétrole, pour lequel l'Opep autorise le monopole pétrolier indonésien, Pertamina, à produire jusqu'à 1,28 millions de barils par jour. Les coûts d'extraction sont d'environ 3 dollars (à terre) et 8 dollars (en mer) par baril, des coûts qui devraient être suffisamment économiques pour générer des profits, même avec des prix du brut entre 12 et 14 dollars le baril. Avant, même lorsque la famille de Suharto empochait la plupart des profits, les miettes restantes et les autres entreprises de la Première famille avaient aidé à créer une classe moyenne. Aujourd'hui, alors que tout est en faillite, des infrastructures jusqu'au capitalisme des copains, et que le moral du pays est à la dérive, l'argent se fait rare. La plupart du brut d'Indonésie est désormais raffiné en dehors du pays. Les périls qui menacent l'Indonésie montrent que même les richesses naturelles ne peuvent être utilisées pour nourrir la population.

De notre point de vue, la solution semblerait être d'ouvrir la voie aux gens du peuple pour qu'ils puissent gagner leur vie. Ce qui veut dire pour le gouvernement de réparer les banques et le crédit, mais aussi de supprimer les réglementations inutiles et de prendre des mesures sévères contre la corruption, petite et grande, qui rend impossible la recherche d'un emploi ou le démarrage d'une petite entreprise. Cela signifie également de ne pas créer de dépendance vis-à-vis de l'État (le trésor est à sec de toute façon). Rien de tout cela ne sera facile, mais il est sûr que la femme de notre image n'a pas besoin d'aide sociale pour rester dans une pauvreté décente. Elle doit avoir la possibilité de gagner de l'argent afin que ses enfants puissent quitter les bidonvilles.

 



Le passage suivant écrit par Jean Dreze et Amartya Sen offre un cadre utile pour approcher le débat concernant le marché contre l'État.

Les vertus rivales du mécanisme de marché et de l'action gouvernementale ont été amplement discutées dans la littérature, mais les mérites comparatifs des deux formes de décision économique sont si profondément dépendants du contexte qu'il n'est pas très raisonnable d'adopter un point de vue général " pro-État " ou " pro marché ". Pour illustrer ce sujet au niveau le plus évident, nous pourrions noter le simple fait que ce qu'un gouvernement peut accomplir, et réalisera de fait, doit dépendre de la nature de ce gouvernement . . . La foi implicite dans la bonté et le bon sens du gouvernement qui sous-tend la plupart des raisonnements en faveur du développement économique dirigé au niveau gouvernemental ne peut pas, le plus souvent, résister à l'examen . . .

Il se pose également une question d'ordre similaire quant à la dépendance au contexte pour le rôle du mécanisme de marché. De quelles sortes de marchés parlons-nous? L'essentiel de la théorie du rendement ou de l'efficacité des mécanismes de marché se rapporte à des marchés concurrentiels en équilibre. Il n'est pas superflu de supposer que de petites transgressions de ces conditions de concurrence n'entraînent pas de changements radicaux des résultats, mais les marchés réels peuvent tout à fait prendre des formes très différentes. Par exemple, l'accaparement par quelques spéculateurs de biens en offre réduite-menant à une aggravation massive de la pénurie et des souffrances-s'est produit trop souvent pour être repoussé comme un cauchemar imaginaire. L'histoire récente en Asie et en Afrique offre une quantité d'exemples d'échanges de marchés utilisés pour réaliser des profits aux dépends de millions d'individus.

Il existe également des cas où le marché a fait de sérieuses erreurs d'évaluation de l'étendue d'une pénurie et a provoqué des souffrances--et même le chaos--, sans que cela soit le résultat de quelque manipulation délibérée. Ceci s'est produit, par exemple, lors de la famine de 1974 au Bangladesh, lorsqu'une spéculation malvenue des opérateurs en bourse contribua à une énorme hausse des prix du riz, suivie plus tard par une forte baisse jusqu'aux tarifs antérieurs à la hausse (pendant ce temps, la famine avait fait un grand nombre de victimes). Adopter un point de vue général " pro marché " inconditionnellement n'est pas moins problématique que d'adopter une attitude générale " pro gouvernement ". 11

Il faut insister sur le fait qu'il n'est pas question d'une forme de gouvernement ou d'une autre. Il est plutôt question du type de gouvernance qui garantit la réalisation des droits ESC. Dans le débat actuel, le rôle négatif de l'État (particulièrement en rapport aux restrictions et contrôles) a été particulièrement mis en avant. Ce sur quoi il est important d'insister, cependant, c'est le rôle positif du gouvernement en matière de développement et de mise en place de politiques liées aux prestations d'éducation, de soins médicaux, de distribution des terres et autres droits sociaux et économiques.

Il est désormais bien établi que les interventions positives des gouvernements peuvent entraîner des changements de conditions de vie rapides. Parmi les dix pays en voie de développement ayant obtenu les plus importantes réductions du taux de mortalité infantile entre 1960 et 1985, cinq étaient des cas de ce que Dreze et Sen appellent des " réussites influencées par la croissance "; c'est-à-dire, des réussites résultant de la croissance économique.

Les cinq autres pays appartiennent à la catégorie des " succès tirés par le soutien ". Ces derniers atteignirent une réduction de la mortalité en dépit d'une croissance économique faible, grâce à des programmes publics concertés dans les secteurs de la santé, de l'éducation et de la sécurité sociale. Le rapport entre l'intervention publique et la suppression d'une privation endémique a même été établi dans les expériences des pays riches et industrialisés. Un exemple est la forte augmentation de la longévité en Grande-Bretagne au cours des décennies des guerres mondiales qui étaient des périodes de rapide expansion du soutien aux distributions publiques de nourriture, de création d'emploi et d'apport de soins médicaux. Dans la période contemporaine, famine et privations persistantes dans certaines sections de la population, même dans les pays riches, semblent avoir une connexion évidente avec un manque de mesures et d'interventions publiques. 12

Les réussites accomplies par certains pays en voie de développement grâce aux interventions gouvernementales sont la preuve qu'il est possible d'obtenir des améliorations rapides en matière de conditions de vie en dépit d'une croissance économique lente. Il est utile de faire remarquer que, par exemple, en dépit d'une forte croissance économique, la Thaïlande et la Corée du Sud ont toujours une espérance de vie à la naissance inférieure à celles du Sri Lanka, de la Jamaïque et du Costa Rica.. De même, en Inde, l'État de Kerala a obtenu des résultats exceptionnels dans le domaine social en dépit d'un niveau de revenus très bas; il a une espérance de vie à la naissance plus élevée (environ 72 ans) que certains pays de la région au succès économique plus important (la Thaïlande, 69 ans, et la Corée du Sud, 71 ans).

Comment le Sri Lanka et le Kerala réussissent-ils à se développer socialement alors qu'ils appartiennent à une région du monde où les privations économiques sont endémiques? Le succès du Kerala peut être retracé aux interventions publiques liées à l'éducation élémentaire, la réforme agraire, au rôle des femmes dans la société et à une distribution équitable de soins médicaux et autres services publics. 14 La négligence vis-à-vis de ces mêmes domaines a été liée au dénuement extrême prévalant dans certaines autres provinces de l'Inde. En fait, le contraste flagrant entre le Kerala et d'autres provinces indiennes est la preuve que la garantie des droits ESC requiert une variété d'interventions publiques, qui augmentent le rôle actif des individus lorsqu'il leur est offert une éducation et une infrastructure de soins élémentaires.

Le droit de savoir, le droit à la vie
Une expérience au Rajasthan, en Inde

" Pour garantir les moyens de subsistance de catégories sociales marginales de la société rurale, le contrôle des ressources comme moyen de production était considéré comme essentiel. La mobilisation et les mouvements dans différentes parties du pays, pour garantir les moyens de subsistance, s'étaient par conséquent concentrés sur les droits aux ressources, principalement les ressources naturelles. Le travail initial de Mazdoor Kisan Shakti Sangathan (MKSS) au Rajasthan au début des années 90 se concentra aussi sur ces aspect. Le processus de garantie des droits passait par la mobilisation des sections marginales contre les exploiteurs. Souvent, la mobilisation se faisait contre l'état, puisque ce dernier, en refusant par exemple des salaires minimums pour les activités de développement, avait établi l'exploitation comme norme.

" D'un autre côté, le droit à l'information était vu comme une préoccupation urbaine de l'élite. Cela était considéré comme faisant partie de la liberté d'expression et des droits démocratiques . . . Le processus de garantie du droit à l'information . . . dépendait de la justice naturelle et . . . de l'influence exercée sur les politiciens. La question était davantage débattue dans l'arène intellectuelle et jamais aux coins de rues. La presse était également impliquée dans la garantie du droit à l'information en tant que droit fondamental à l'expression.

" Ces deux tentatives furent menées à bien en tant qu'activités indépendantes et souvent parallèles. Ce fut en 1994 que MKSS, au cours de son travail sur la garantie des moyens de subsistance, définit la convergence entre ces deux questions. C'est en 1994 que fut adoptée pour la première fois la méthode des audiences publiques-un processus choisi par les mouvements écologiques populaires-pour la mobilisation des fermiers marginaux et des laboureurs sans terre. Le principal changement théorique, cependant, fut le passage de la définition du droit à l'information comme liberté d'expression, à celle d'un droit inaliénable, pour les sections les plus faibles, au droit à la vie et à la subsistance.

" Ainsi, le mouvement qui avait été créé pour garantir les moyens de subsistance dans une Kasbah avait totalement transformé le macro discours sur le droit à l'information en en faisant une condition préliminaire à la garantie de la subsistance, et non pas seulement une liberté d'expression. Pour la majorité des pauvres des campagnes, qui dépendent des activités de développement de l'état pour leur survie, le droit à l'information les habiliterait à obtenir des salaires minimums et exiger que le développement ne soit pas limité à des statistiques, mais qu'il améliore le plus possible leurs conditions de vie. De plus, au Rajasthan, les mouvements pour la garantie des moyens de subsistance par la mobilisation des exploités eut également le mérite d'avoir placé leur combat dans le contexte du droit à l'information. "13

 

L'indivisibilité des droits

La réalisation des droits ESC requiert également la protection des droits civils et politiques comme condition d'habilitation, pour la participation des citoyens à la formulation, la mise en œuvre et le suivi des politiques sociales. Cependant, l'importance de ces conditions d'habilitation ne signifie pas que les droits civils et politiques ont priorité par rapport aux droits ESC. En réalité, ils vont de pair. L'expérience d'un groupe dans le Rajasthan, en Inde (décrite dans l'encadré de la page 26), montre que ceux qui travaillent sur les droits ESC peuvent saisir les droits civils et politiques comme moyen de faire progresser les droits ESC-et par conséquent, les libertés en général. Le groupe travaillant dans le Rajasthan demandait accès à l'information, non pas comme droit individuel lié à la liberté d'expression, mais en tant que droit inaliénable des catégories sociales les plus faibles à la vie et à la survie.

Réorienter notre perception des droits

Lors du développement d'une approche axée sur les droits, il est important de réexaminer notre façon de penser et d'agir sur les problèmes auxquels sont confrontés les individus et groupes défavorisés. Le mouvement des droits de l'homme a cherché historiquement à garantir que ceux qui avaient été forcés au silence ou à " disparaître " par répression civile et politique, regagnent leur voix, leur visibilité et leur liberté. Le mouvement a cependant trop longtemps négligé les droits de millions de personnes rendues invisibles ou " disparues " en raison de politiques sociales, économiques et culturelles. Ceux qui sont engagés dans l'activisme pour les droits de l'homme devraient réfléchir sur le passage édifiant et émouvant qui suit, tiré de Death Without Weeping de N. Scheper?Hughes, remettant en question notre perception des droits.15

Violence quotidienne: corps, mort et silence

" Dans ses écrits sur le Salvador en 1982, Joan Didion notait de sa prose typiquement spartiate que " les morts et morceaux de morts surgissaient partout, tous les jours, comme si ça allait de soi, comme dans un cauchemar ou un film d'horreur ". Au Salvador, où il y a des murs de corps; ils sont répandus à travers le paysage, et s'entassent dans des fosses à ciel ouvert, dans des fossés, dans les toilettes publiques, dans les stations d'autocars, le long des routes. " Les vautours, bien sûr, suggèrent la présence d'un corps. Un petit groupe d'enfants dans la rue suggère la présence d'un corps. " Certains corps apparaissent dans un endroit appelé Puerto del Diablo, un lieu touristique connu, décrit dans la revue que consultait Didion en vol comme un endroit " offrant d'excellents sujets pour la photographie en couleurs. "

" C'est l'anonymat et le caractère routinier de tout cela qui frappe le lecteur naïf comme quelque chose de terrifiant. Qui sont tous ces desaparecidos-les inconnus et les " disparus "-tant les pauvres âmes aux yeux exorbités et les organes génitaux mutilés et exposés, reposant dans un fossé, que les hommes en uniformes non identifiables surplombant les fossés, le fusil à la main? C'est la contradiction des crimes en temps de guerre sur des citoyens ordinaires en temps de paix qui est à ce point scandaleux. Plus tard, on pourra s'attendre au dénouement, aux récriminations, aux confessions " pas si coupables ", aux commissions sous l'égide de l'Église, aux enquêtes commissionnées par le gouvernement, aux arrestations d'hommes en uniforme tendus et inflexibles, et finalement, aux rapports optimistes-le Brésil, l'Argentine (plus tard, peut-être, même le Salvador), nunca mais. Le corbeau dit: " Nunca mais ". Après la chute, après l'aberration, nous nous attendons à un retour à la sobriété normative de temps de paix, à des notions de société civile, de droits de l'homme, à l'inviolabilité de la personne (la personne morale de Mauss), à l'habeas corpus, et au droit inaliénable de posséder son corps.

" Mais là, je m'immisce avec une question sombre. Et si, en fait, les disparitions, les corps de civils empilés dans des fosses à ciel ouvert, l'anonymat et la banalisation de la violence et de l'indifférence n'étaient pas une aberration? Et si les espaces sociaux avant et après de tels actes apparemment chaotiques et inexplicables se remplissaient de rumeurs et de chuchotements, avec des allusions et des allégations de ce qui pourrait arriver, particulièrement à ceux qui ne sont estimés par les agents du consensus ni comme des personnes, ni comme des individus? Et si un climat d'insécurité angoissant, ontologique en ce qui concerne le droit de posséder son corps était nourri par une fausse indifférence, bureaucratique, envers les vies et les morts, des " marginaux ", criminels et autres individus bons à rien? Et si la banalisation publique des mortifications et des petites abominations quotidiennes qui s'entassent comme autant de cadavres sur le paysage social, avait offert le texte et la trame de ce qui n'est apparu que plus tard être aberrant, inexplicable et comme d'extraordinaires éruptions de violence d'État contre les citoyens?

" En fait, les éruptions " extraordinaires " de violence d'État contre les citoyens . . . impliquent la généralisation envers les membres récalcitrants des classes moyennes de ce qui, en fait, est pratiqué de façon normative sous forme de menaces ou de violence ouverte envers les classes populaires pauvres, marginales et " désordonnées ". Pour les classes populaires, chaque jour est, comme Taussig . . . l'exprime succinctement, " la terreur, comme à l'habitude ". Un état d'urgence survient lorsque la violence, qui est normalement contenue dans cet espace social, explose soudainement en violence ouverte envers les classes sociales " moins dangereuses ". Ce qui rend les éruptions " extraordinaires ", n'est que le fait que les tactiques violentes sont tournées contre les citoyens " respectables ", ceux qui sont habituellement protégés de l'État, et notamment de la police, du terrorisme . . .

" Ce qui rend la tactique politique de la disparition si écœurante-une tactique utilisée stratégiquement à travers tout le Brésil pendant les années militaires (1964-1985) contre les subversifs et les " agitateurs " et désormais appliquée à un contexte différent et peut-être même encore plus terrifiant (contre les pauvres des bidonvilles et les marginaux économiques considérés à présent comme des espèces d'ennemis publics)-est que cela ne se produit pas dans le vide. Au contraire, les disparitions se produisent comme faisant partie d'un contexte plus vaste de comportement totalement prévisible, et en fait, même, anticipé.

" Chez les gens de l'Alto, les disparitions font partie de la toile de fond de leur vie quotidienne et confirment leurs pires craintes et angoisses-celles d'être perdus, eux-mêmes et leurs proches, face aux forces erratiques et à la violence institutionnalisée de l'État.

" Les pratiques de " violence quotidienne " constituent une autre sorte de " terreur " d'État, une terreur qui œuvre dans le monde ordinaire, quelconque, des moradores, tant sous forme de rumeurs et de délires fous que dans les promulgations quotidiennes de divers rituels publics amenant les gens de l'Alto à entrer en contact avec l'État: dans les cliniques et hôpitaux publics, au bureau d'état civil, à la morgue et au cimetière municipal. Ces scènes permettent de mieux comprendre le contexte qui rend les disparitions motivées politiquement les plus exceptionnelles et stratégiques, non seulement admissibles, mais également prévisibles et attendues.

"" Vous, les gringos" un paysan salvadorien dit à un visiteur américain, " vous vous préoccupez toujours de la violence perpétuée à la mitraillette et à la machette. Mais il existe une autre forme de violence dont vous devriez être aussi conscients. Je travaillais dans une hacienda. Mon travail était de m'occuper des chiens du dueño. Je leur donnais de la viande et des bols de lait, de la nourriture que je ne pouvais pas donner à ma propre famille. Lorsque les chiens tombaient malades, je les emmenais chez le vétérinaire. Lorsque mes enfants étaient malades, le dueño m'offrait sa sympathie mais pas de médicaments, alors qu'ils mourraient. " . . .

" De même, les moradores de l'Alto parlent de corps qui ont été régulièrement violés et molestés, mutilés et perdus, disparus dans des espaces publics anonymes-des hôpitaux et prisons, mais également des morgues et le cimetière public. Et ils parlent d'eux-mêmes comme des " anonymes ", les " riens " de Bom Jesus da Mata. Car si l'on est " quelqu'un ", un fildalgo (le fils d'une personne d'influence), et une " personne " dans le monde aristocratique de la plantation casa grande, et si l'on est un " individu " dans le monde plus ouvert, compétitif et bourgeois de la nouvelle économie de marché (la rua), alors on est sûrement un rien, un simple fulano-de-tal (un untel) et Joao Pequeno (petit gars) dans le monde anonyme des coupeurs de canne à sucre (la mata).

" Les moradores font référence, par exemple, à leur invisibilité collective, à la façon dont ils sont perdus dans le recensement et autres statistiques municipales et d'État. La carte municipale des rues de Bom Jesus, par ailleurs minutieusement tracée, comprend l'Alto do Cruzerio, mais plus des deux-tiers de son enchevêtrement surpeuplé de rues et sentiers de terre battue ne sont pas inclus, laissant un sémiotique zéro de plus de cinq mille personnes au cœur de la ville-marché affairée . . .

" Les gens de l'Alto sont invisibles et considérés négligeables de nombreuses autres façons. Négligés de leur vivant, les gens de l'Alto, le sont aussi dans la mort. En moyenne, plus de la moitié de toutes les morts du municipio sont des enfants des bidonvilles âgés de moins de cinq ans, la majorité d'entre eux victimes de malnutrition chronique et sévère. Mais il faut lire entre les lignes, car la mort des enfants de l'Alto est si courante et sans importance que pour plus des trois-quarts des morts enregistrées, la cause de la mort est laissée en blanc sur les certificats de décès et dans les registres du bureau d'état civil municipal. Dans une société hautement bureaucratique dans laquelle des formulaires en trois exemplaires sont exigés pour les événements les plus banals . . . l'enregistrement du décès d'un enfant est informel, et n'importe qui peut servir de témoin. Leurs morts, comme leur vies, sont presque invisibles, et nous pouvons même évoquer leurs corps, que l'on a aussi fait disparaître.

" Les diverses tactiques banales et quotidiennes de disparitions sont pratiquées de façon perverse et stratégique contre des gens qui voient leur monde et expriment leurs propres buts politiques en termes d'idiomes et de métaphores corporels . . . Aux réunions de la base de leur communauté, les gens de l'Alto se disent les uns aux autres avec conviction et sentiment, " Chaque homme devrait être le dono (propriétaire) de son propre corps. " . . .

" Face à ces images fascinantes d'autonomie et de certitude corporelles, se trouve la réalité de corps qui sont simultanément négligés et avidement recherchés, et parfois mutilés et démembrés. Et ainsi, les gens de l'Alto finissent par imaginer qu'il n'y a rien de si mal, de si terrible qui ne puisse leur arriver, à eux, à leurs corps, pour cause de maladie (por culpa de doença), pour cause de docteurs (por culpa dos médicos), pour cause de politique et de pouvoir (por culpa da politica), ou à cause de l'État et de sa bureaucratie, lourde et hostile (por culpa de burocracia) . . .

" . . . Le caractère intolérable de la situation est rendu plus aigu par son ambiguïté. La conscience va et vient dans l'acceptation de cet état de fait comme une chose normale à laquelle il faut s'attendre-la violence comme si elle allait de soi, et les soudaines ruptures à la suite desquelles on est soudainement jeté dans un état de choc (susto, pasmo, nervios)-quelque chose d'endémique, une métaphore graphique du corps qui exprime et rend public secrètement la réalité d'une situation intenable. Il y a des chuchotements, suggestions, allusions nerveuses, angoissantes. D'étranges rumeurs font surface. "

 

Auteur: L'auteur de ce module est D.J. Ravindran


NOTES


1. Ligia Bolivar, " The Fundamentalism of Dignity ", extrait de A Human Rights Message, éd. Swedish Institute (Stockholm: The Ministry of Foreign Affairs of Sweden, 1998), 29-30.

2. Jean Dreze et Amartya Sen, India: Economic Development and Social Opportunity (Delhi: Oxford India Paperbacks, 1998), 11.

3. Ibid., 14.

4. Ibid., 15.

5. Amartya Sen, " Food and Freedom ", World Development 17 (1989): 769.

6. Ibid., 780.

7. Arturo Escobar, " Development Planning ", extrait de Development Studies: A Reader, éd. Stuart Corbridge (Londres: John Wiley and Sons, 1995), 64?77.

8. Bert F. Hoselitz, " Non?Economic Barriers to Economic Development ", extrait de Development Studies: A Reader, op. cit., 17?27.

9. Cité dans Escobar, op. cit., 68.

10. Escobar, op. cit., 73.

11. Dreze et Sen, op. cit., 16?18.

12. Jean Dreze et Amartya Sen, Hunger and Public Action (Oxford: Clarendon Press, 1989).

13. Extrait de " The Right to Know, The Right to Live: People's Struggle in Rajasthan and the Right to Information ", juillet 1996, Mazdoor Kisan Shakti Sangathan, Rajasthan, Inde.

14. V.K. Ramachandran, " On Kerala's Development Achievements ", extrait de Indian Development: Selected Regional Perspectives sous la direction de Jean Dreze et d'Amartya Sen. (Delhi: Oxford India, 1998).

15. N. Scheper?Hughes, Death without Weeping: The Violence of Everyday Life in Brazil (Berkeley: University of California Press, 1992), 219?20, 229?33.

* Le terme d'autonomisation a été choisi pour traduire le concept anglophone d'empowerment, qui peut aussi être traduit par renforcement des moyens d'action ou renforcement du pouvoir de la population.


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