University of Minnesota


M. Chedli Ben Ahmed Karoui c. Suède, Communication No. 185/2001, U.N. Doc. CAT/C/28/D/185/2001 (2002).


Requérant : M. Chedli Ben Ahmed Karoui

Requête présentée par : Mme Christa Nyblom, Juridiska Byrä


État partie
: Suède


Date de la requête
: 25 juin 2001


Date de la présente décision
: 8 mai 2002

 

Le Comité contre la torture , institué en vertu de l'article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le 8 mai 2002,

Ayant achevé l'examen de la requête no 185/2001 présentée en vertu de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par le requérant, son conseil et l'État partie,

Adopte la décision suivante en vertu du paragraphe 7 de l'article 22 de la Convention.

 

Décision

1.1 L'auteur de la requête est M. Chedli Ben Ahmed Karoui, citoyen tunisien né le 10 novembre 1963, résidant actuellement en Suède où il demande l'asile. Il affirme que son rapatriement en Tunisie, après qu'il se soit vu refuser le statut de réfugié, constituerait une violation par la Suède de l'article 3 de la Convention. Il est représenté par un conseil.
1.2 Conformément au paragraphe 3 de l'article 22 de la Convention, le Comité a porté la communication à l'attention de l'État partie, le 17 juillet 2001. Dans le même temps, le Comité, agissant en vertu du paragraphe 9 de l'article 108 de son règlement intérieur, a demandé à l'État partie de ne pas expulser l'auteur vers la Tunisie tant que sa communication serait en cours d'examen. Le 12 septembre 2001, l'État partie a informé le Comité qu'il avait décidé de différer l'arrêté d'expulsion pris contre l'auteur et par conséquent de surseoir à la mesure d'expulsion contre l'épouse et la fille de M. Karoui.

Rappel des faits présentés par l'auteur


2.1 M. Karoui a passé son enfance à Jendouba, au nord-ouest de Tunis. Pendant ses études secondaires, il s'est intéressé à la philosophie et aux questions politiques, en particulier au mouvement islamique. Il a été membre actif du mouvement islamique Al-Nahdha à partir de 1981. Plus tard, il a été nommé responsable de l'enseignement culturel et idéologique de l'organisation dans son quartier.

2.2 Son appartenance à Al-Nahdha lui a valu d'être renvoyé de l'école en 1979. Il a poursuivi ses études dans une école privée avec l'aide financière de sa famille. En 1981, il a été placé en détention pendant un mois et dix jours et questionné sur ses activités politiques, en particulier au sujet des manifestations auxquelles il avait participé. Toutefois, étant encore mineur, il a été relâché sans encourir de peine. C'était la première d'une série de sept arrestations qui ont eu lieu entre 1981 et 1996.

2.3 En 1983, il a été placé en détention pendant un mois avant d'être condamné à six mois d'emprisonnement pour avoir participé à des manifestations contre le Gouvernement. Il a également été renvoyé de l'école en raison des allégations faites contre lui. Une fois libéré, il s'est trouvé sans emploi et tributaire de l'aide financière de sa famille. En 1984, il a été arrêté et condamné à deux ans et demi de prison pour son affiliation à Al-Nahdha et sa participation à des manifestations. En 1986, accusé d'avoir produit et distribué des tracts contre le Gouvernement, il a de nouveau été arrêté et placé en détention pendant six mois. Les accusations n'ayant pu être étayées, il a été relâché sans avoir été inculpé.

2.4 M. Karoui a ensuite essayé de partir pour l'Algérie afin de poursuivre ses études, mais son passeport a été confisqué et il s'est vu dénier le droit de quitter le pays et d'occuper un emploi en Tunisie. Malgré cette dernière interdiction, il a travaillé occasionnellement pendant de courtes périodes. En novembre 1987, après l'élection du Président Ben Ali, les tensions ont diminué quelque peu en Tunisie avant que la répression ne se durcisse à nouveau. Recherché pour sa participation à des manifestations contre le rôle des États-Unis dans la guerre du Golfe, il a réussi à se rendre clandestinement en Algérie à la fin de 1990, pour y poursuivre ses études. Il est revenu une fois en Tunisie en juin 1991, quand son père est tombé malade, mais est retourné en Algérie à la fin de l'année après avoir obtenu un passeport tunisien. Il a poursuivi ses études jusqu'à la fin de 1992.

2.5 En 1992, il a été expulsé vers la Tunisie avec 11 autres Tunisiens membres de mouvements islamiques. En Tunisie, ces personnes ont été maintenues en détention avant jugement pendant deux mois et demi. M. Karoui et trois autres détenus ont réussi à s'échapper. L'auteur s'est enfui à nouveau en Algérie, où il a demandé l'asile le 8 septembre 1992. Cette demande a été rejetée en décembre 1992 et il a de nouveau été renvoyé en Tunisie en 1993.

2.6 À son retour en Tunisie, l'auteur a été arrêté et condamné à un an et demi d'emprisonnement en tant que membre d'une organisation illégale ayant participé à des manifestations et fomenté des troubles. L'auteur dit avoir subi des mauvais traitements et des tortures pendant chaque période de détention, et surtout la dernière. Il aurait été frappé à la jambe droite avec une matraque, ce qui aurait occasionné une fracture, cause de douleurs permanentes; on l'aurait aspergé d'eau alors qu'il était menotté; on lui aurait arraché des poils de la peau et on l'aurait brûlé avec des cigarettes.

2.7 En décembre 1994, ayant épousé une Algérienne, il a décidé de renoncer à ses activités politiques. Du 1er mars 1996 au 30 juin 1999, il a travaillé pour une société de construction. Toutefois, en 1996, l'auteur a de nouveau été accusé d'activités antigouvernementales, après avoir refusé de participer à des réunions organisées par le dirigeant local du parti au pouvoir. Il a été arrêté et condamné à un an et demi d'emprisonnement. Il a été relâché en janvier 1997 suite à des manifestations et aux pressions exercées par la communauté internationale pour que cesse la répression. Après sa détention, il a été soumis à l'obligation de se présenter tous les jours à la police. À partir de 1998, cette obligation est devenue hebdomadaire et elle était toujours en vigueur lorsque l'auteur a quitté la Tunisie.

2.8 Pendant l'été de 1999, l'auteur a été informé que plusieurs membres de Al-Nahdha qu'il connaissait avaient été arrêtés; il a alors décidé de fuir le pays. Ayant obtenu un passeport grâce à des intermédiaires et en versant des pots de vin, ainsi qu'un visa pour la Suède pour rendre visite à son cousin, il est parti pour ce pays le 7 août 1999. Arrivé en Suède le même jour, il a immédiatement détruit son passeport. Avant de demander l'asile, le 24 août 1999, il a attendu que la Tunisie fournisse des pièces le concernant. Pendant qu'il était en Suède, il a été assigné en justice en Tunisie, le 15 septembre 1999, et condamné par contumace à huit ans d'emprisonnement pour tentative d'agitation, trouble de l'ordre public et collecte de fonds. Le requérant a produit une télécopie d'un certificat du tribunal de Jendouba daté du 18 février 2000 qui confirme ces allégations. La police a perquisitionné sa maison en Tunisie à plusieurs reprises et placé une fois son épouse en garde à vue pendant trois jours, à la suite de quoi celle-ci a fait une fausse couche. Après le départ de l'auteur pour la Suède, son épouse, qui était soumise à des pressions constantes de la part des autorités tunisiennes, s'est enfuie en Algérie, et en janvier 2000, elle et sa fille se sont rendues en Suède.

2.9 Le 4 janvier 2000, sa demande d'asile a été rejetée par le Conseil suédois de l'immigration qui a ordonné son expulsion vers la Tunisie. Le Conseil a rejeté la demande de l'auteur principalement parce qu'il mettait en doute sa crédibilité, du fait que celui-ci avait détruit son passeport en arrivant en Suède et avait attendu 17 jours avant de demander l'asile. Par ailleurs, le Conseil a noté que, malgré les contrôles rigoureux mis en place, l'auteur avait pu quitter son pays en passant par un aéroport tunisien sous son propre nom. Le Conseil a donc estimé peu vraisemblable que l'auteur soit recherché par les autorités tunisiennes. Il a également noté que plusieurs éléments ne concordaient pas dans la déposition de l'auteur, s'agissant notamment de la durée de la période pendant laquelle il avait été employé, de la date à laquelle il avait été torturé pour la première fois et de la durée de la peine prononcée contre lui en 1996. Le Conseil a également noté que, lors de son interview du 25 août, l'auteur a informé les autorités suédoises de l'immigration qu'il était poursuivi devant un tribunal tunisien.

2.10 Le conseil conteste la validité des motifs de rejet invoqués par le Conseil suédois de l'immigration. En premier lieu, il fait valoir que M. Karoui a détruit son passeport pour protéger la personne qui l'avait aidé à quitter la Tunisie et qu'il a attendu de nouvelles pièces avant de demander l'asile. En deuxième lieu, M. Karoui a pu quitter la Tunisie avec un passeport établi en son propre nom car la personne qui l'avait aidé s'est arrangée pour lui délivrer ce passeport sans enregistrer son nom. Le conseil affirme également que M. Karoui a été condamné à un an et demi d'emprisonnement en 1993, mais que, en raison d'une amnistie générale, sa peine avait été ramenée à un an, comme le prouve le certificat émanant du Ministère tunisien des affaires étrangères. Quant aux doutes des autorités d'immigration sur l'authenticité de l'assignation en justice, le conseil déclare qu'il s'agit de formulaires imprimés à l'avance qui ne contiennent que les informations relatives à chaque cas. Ce n'est pas parce qu'un formulaire est incomplet qu'il n'est pas authentique.

2.11 M. Karoui a fait appel de la décision devant la Commission de recours pour les réfugiés, laquelle a rejeté sa demande le 28 septembre 2000. Il a joint à sa requête une déclaration datée du 18 juillet 2000, émanant de M. Rashid Ghannouchi, dirigeant du mouvement Al-Nahdha et du Parti Al-Nahdha de Tunisie. Le dirigeant déclare que M. Karoui est un membre actif du mouvement, que les autorités algériennes l'ont déporté en 1993 en Tunisie où il a été placé en état d'arrestation, a subi de mauvais traitements et des interrogatoires, qu'il a été condamné par contumace à huit ans d'emprisonnement après avoir quitté la Tunisie pour la Suède, que ses parents ont été soumis à de nombreux interrogatoires et ont été victimes de harcèlement, que son épouse a été arrêtée, harcelée et torturée et que sa fille souffre de troubles psychologiques liés à ces faits.

2.12 La Commission de recours des réfugiés a confirmé les motifs de rejet exposés par le Conseil suédois de l'immigration, ajoutant que les activités politiques du requérant remontaient à une période ancienne et que l'organisation politique qu'il soutenait avait été dissoute en 1992. Le Conseil a également noté que les activités politiques du requérant avaient un caractère mineur et occupaient une place de second plan au sein de l'organisation. En outre, le Conseil n'a pas tenu compte des déclarations faites par le dirigeant du mouvement Al-Nahdha et du Parti Al-Nahdha, ayant été informé que ce dernier avait fait des déclarations similaires dans d'autres cas, alors qu'il ne connaissait même pas les personnes en faveur desquelles il intervenait. Le Conseil a également noté que la lettre du dirigeant datait de l'année 2000, alors que le mouvement Al-Nahdha avait été dissous en 1992.

2.13 Une nouvelle demande de révision soumise à la Commission de recours des réfugiés a été rejetée le 17 avril 2001. Bien que M. Karoui ait joint à cette dernière demande plusieurs documents nouveaux, notamment des rapports médico-légaux et des lettres de soutien émanant d'Amnesty International et d'un ami, la Commission de recours a contesté la crédibilité de l'auteur pour les raisons exposées dans sa décision antérieure. Le rapport médico-légal en date du 14 février 2001 émane d'un médecin légiste du Centre de traitement des personnes souffrant de stress post-traumatique lié à des tortures, de l'hôpital Karolinska; le rapport mentionne une cicatrice que M. Karoui aurait au doigt et qui aurait été causée par des brûlures de cigarettes, une zone d'un centimètre de diamètre de coloration particulière sur son épaule droite et des douleurs profondes (jusqu'à 5 cm sous la peau) lorsqu'on touche cette zone, ce qui serait dû à des coups de matraque, ainsi qu'une fracture mal cicatrisée et douloureuse au pied droit, qui aurait également été causée par des coups de matraque. Dans une évaluation faite le 6 mars 2001, le même médecin légiste concluait que ces symptômes physiques correspondaient aux allégations d'actes de torture et qu'il était effectivement probable que M. Karoui avait été torturé. L'auteur a également communiqué une évaluation psychiatrique, datée du 2 février 2001, émanant d'un médecin légiste du Département de psychiatrie générale du Centre de traitement des personnes souffrant de stress post-traumatique lié à des tortures de l'hôpital Karolinska, qui concluait à l'existence de troubles post-traumatiques et estimait hautement probable que l'auteur disait la vérité quand il affirmait avoir été victime d'actes de torture.

2.14 Était également joint le témoignage, signé devant un notaire public en Allemagne, d'un ami qui avait été expulsé d'Algérie et torturé à son arrivée avec lui en Tunisie, lequel indiquait que M. Karoui avait été soumis à la torture. Une lettre de l'Association des victimes de la torture en Tunisie appuie les dires de cet ami. Enfin, l'auteur a produit une lettre de la branche suédoise d'Amnesty International datée du 30 mars 2001, qui décrit la situation en Tunisie, où les membres de Al-Nahdha sont poursuivis et torturés, même quand ils ne sont que des sympathisants. Amnesty International cite le cas de A. c. les Pays-Bas (1), affaire dans laquelle le Comité a confirmé les conclusions d'Amnesty. Amnesty International confirme également avoir reçu des informations selon lesquelles des personnes ont pu quitter les aéroports tunisiens avec l'aide d'intermédiaires présents dans ces aéroports et que ce moyen a été utilisé, en particulier au milieu des années 90, pour fuir le territoire. Amnesty International fait observer que la description que donne M. Karoui de son expulsion de l'Algérie vers la Tunisie en 1993 corrobore les informations provenant de plusieurs sources, selon lesquelles des Tunisiens demandeurs d'asile en Algérie, en 1993, ont été renvoyés en Tunisie où, d'après ces mêmes informations, ils auraient été arrêtés et torturés par les autorités tunisiennes. Par l'intermédiaire du Haut-Commissariat pour les réfugiés, Amnesty International a reçu des informations selon lesquelles les autorités algériennes avaient rejeté, en 1992, la demande d'asile de M. Karoui. Amnesty International conclut que M. Karoui risquerait la torture s'il retournait en Tunisie.

Teneur de la plainte


3. M. Karoui affirme que, s'il est renvoyé en Tunisie, il sera arrêté et torturé pour avoir, dans le cadre de son appartenance à l'ancien Parti Al-Nahdha, fait de l'agitation, troublé l'ordre public et collecté des fonds. Il ajoute qu'il existe un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme par les autorités tunisiennes, dont sont victimes, en particulier, les opposants politiques. Par conséquent, s'il était renvoyé en Tunisie, M. Karoui courrait un grand risque d'être soumis à la torture, ce qui constituerait une violation de l'article 3 de la Convention.

Observations de l'État partie sur la recevabilité

4. Dans sa note verbale datée du 12 septembre 2001, l'État partie déclare qu'il ne conteste pas la recevabilité de la requête.

Observations de l'État partie sur le fond


5.1 Dans sa note verbale datée du 11 janvier 2002, l'État partie fait part de ses observations sur le fond.

5.2 L'État partie rappelle la jurisprudence du Comité dans l'affaire S.M.R. et M.M.R. c. Suède (2) a indiqué que, outre un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives, il devait exister également d'autres motifs indiquant que l'intéressé risquait personnellement d'être soumis à la torture s'il retournait dans le pays en question.

5.3 En ce qui concerne l'existence d'un ensemble de violations systématiques, graves, flagrantes ou massives des droits de l'homme dans un pays, l'État partie note que, bien que la Tunisie ait reconnu la compétence du Comité pour recevoir et examiner des plaintes individuelles en vertu de l'article 22 de la Convention, le Comité, lorsqu'il a examiné le rapport présenté par la Tunisie en 1997, s'est déclaré préoccupé par le large fossé qui existait entre le droit et la pratique en ce qui concerne la protection des droits de l'homme dans ce pays, en particulier par les rapports faisant état de pratiques répandues de torture et d'autres traitements cruels et dégradants perpétrés par la police et par les forces de sécurité.

5.4 En ce qui concerne l'allégation de M. Karoui selon laquelle celui-ci risque personnellement d'être soumis à la torture s'il est renvoyé en Tunisie, l'État partie appelle l'attention sur le fait que plusieurs dispositions de la loi sur les étrangers obéissent au même principe que celui qui est énoncé dans l'article 3 de la Convention. Ainsi, lorsqu'elles examinent une demande d'asile présentée en vertu de la loi sur les étrangers, les autorités suédoises d'immigration appliquent le même critère que le Comité lorsqu'il examine une plainte présentée en vertu de la Convention.

5.5 L'État partie souligne qu'il incombe principalement au requérant de réunir et de présenter des preuves pour étayer sa cause et il renvoie à cet égard à l'affaire S.L. c. Suède (3). Rappelant les arguments des autorités suédoises d'immigration, l'État partie se déclare d'avis que M. Karoui n'a pas été en mesure d'étayer l'affirmation selon laquelle il risquerait d'être soumis à la torture s'il était renvoyé en Tunisie. Si sa demande d'asile a été rejetée, c'est parce que des doutes planent sur sa crédibilité, du fait notamment qu'il n'a pas expliqué pourquoi, alors qu'il préparait son voyage en Suède, il n'a pas pris le temps d'emporter avec lui de Tunisie un certain nombre de documents qu'il aurait pu produire devant les autorités suédoises d'immigration. De surcroît, puisqu'il a déclaré que son passeport tunisien avait été confisqué en 1986 mais qu'il avait pu obtenir un nouveau passeport avant de se rendre en Algérie en 1991, l'auteur aurait pu tout aussi bien utiliser un passeport légal pour se rendre en Suède. Or, en détruisant son passeport, il a empêché les autorités suédoises d'examiner des pièces essentielles pour évaluer son droit à la protection.

5.6 En entrant en Suède, M. Karoui était détenteur d'un visa délivré par l'ambassade suédoise en Tunisie qu'il avait obtenu sur la base de fausses déclarations, ayant prétendu que, depuis le 1er mars 1996, il occupait un poste permanent de cadre dans la société de construction qui l'employait. Il a produit un certificat prétendument signé par son employeur le 30 juin 1999, déclarant qu'il travaillait toujours pour cette société. D'après l'État partie, il faut confronter cette information à la déclaration faite par M. Karoui au Conseil de l'immigration, à savoir qu'il n'avait pas travaillé du tout, étant donné qu'il avait passé sept ans en prison et qu'il avait ensuite été employé comme assistant dans une société privée à partir de 1997.

5.7 L'État partie explique également que M. Karoui a déclaré, lors de son interrogatoire, qu'il avait quitté la Tunisie parce que des personnes qu'il connaissait et qui étaient également des partisans d'Al-Nahdha avaient été arrêtées en juin-juillet 1999 et qu'il avait peur de connaître le même sort. Un visa pour la Suède lui a été délivré le 2 juillet 1999. Cependant, il n'a quitté le pays que le 7 août 1999. Il n'a donné aucune explication pour justifier ce délai. Or, alors qu'il était toujours censé se présenter à la police chaque semaine, il n'a pas été arrêté pendant cette période.

5.8 À propos du certificat de condamnation par contumace daté du 18 février 2000, l'État partie note que la peine prononcée est considérablement plus longue que celles auxquelles, selon ses dires, le requérant aurait été condamné auparavant. Or celui-ci ne paraît pas avoir fait appel de cette condamnation ni expliqué pourquoi il ne l'a pas fait. L'État partie note également que le certificat en question ne contient aucune information concernant la date des délits qui auraient été commis, ne mentionne pas le fait que M. Karoui a été condamné par contumace, ne cite pas non plus les dispositions pertinentes de la législation applicable, n'est pas signé et se présente sous la forme d'une télécopie. En l'absence d'explications convaincantes, ces lacunes justifient que l'on mette en doute également l'authenticité de ce document. À cet égard, l'État partie fait aussi observer que M. Karoui n'a pas fourni une copie du jugement lui-même, alors que celui-ci a été rendu plus de deux ans auparavant. Or, il aurait dû communiquer ce jugement, étant donné que son avocat et son frère en Tunisie l'ont aidé à obtenir d'autres documents auprès des tribunaux tunisiens concernant les jugements de 1996 et de 1999.

5.9 Se référant aux allégations d'actes de torture, l'État partie rappelle que c'est seulement après que la question eut été posée directement par son avocat que M. Karoui a déclaré avoir été torturé à d'autres occasions qu'en 1993 et que, par ailleurs, les rapports médico-légaux ne signalent qu'une seule trace de brûlure de cigarette sur le doigt, alors que l'auteur affirme avoir été brûlé sur tout le corps. L'État partie rappelle la jurisprudence du Comité, à savoir que la torture pratiquée dans le passé est l'un des éléments à prendre en considération lors de l'examen d'une requête présentée en vertu de l'article 3, mais que le but de l'examen est de déterminer si l'intéressé risque d'être soumis à la torture maintenant, s'il est renvoyé dans son pays d'origine. L'État partie renvoie à l'affaire X, Y et Z c. Suède (4).

5.10 Enfin, en ce qui concerne le jugement du 15 septembre 1999, l'État partie rappelle la jurisprudence du Comité, à savoir que le risque d'arrestation ne suffit pas en soi à déclencher la protection de l'article 3 de la Convention et il renvoie à cet égard à l'affaire I.A.O. c. Suède (5). L'État partie renvoie également à l'affaire A.S. c. Suède (6) et conclut que M. Karoui n'a pas fourni des informations suffisamment crédibles pour renverser la charge de la preuve.

Commentaires du requérant sur les observations de l'État partie

6.1 Dans une lettre datée du 15 mars 2000, M. Karoui conteste l'affirmation de l'État partie selon laquelle c'est à lui qu'il incombe principalement de réunir et de présenter des preuves pour étayer sa cause. Il renvoie à la jurisprudence du Comité dans l'affaire Kisoki c. Suède (7), dans laquelle le Comité a déclaré que l'on attend rarement des victimes de la torture une exactitude complète.

6.2 En outre, expliquant le délai de 36 jours qui s'est écoulé entre la date de la délivrance du visa pour la Suède et le départ effectif de M. Karoui pour ce pays, le conseil fait valoir que ce dernier a eu besoin de temps pour préparer ce départ en secret, alors qu'il se cachait chez des membres de sa famille et chez des amis.

6.3 En ce qui concerne le fait que M. Karoui savait qu'il allait être jugé avant même d'avoir été assigné en justice, le conseil explique cela par le fait que l'auteur avait une certaine expérience en matière d'arrestation et de persécution politique. L'auteur a supposé qu'il serait arrêté étant donné que l'un des membres de son groupe au sein du mouvement l'avait déjà été. Le fait que la peine ait été portée à huit ans, ce qui est plus long que les peines précédentes, s'explique par l'intensification de la répression à l'encontre des opposants politiques en Tunisie.

Décision concernant la recevabilité et examen quant au fond

7. Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité contre la torture doit déterminer si la communication est recevable en vertu de l'article 22 de la Convention. Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l'article 22 de la Convention, que la même question n'a pas été examinée et n'est pas en cours d'examen par une autre instance internationale d'enquête ou de règlement. Le Comité note que l'État partie n'a pas contesté la recevabilité de la communication. Il procède donc à son examen quant au fond.

8. Conformément au paragraphe 1 de l'article 3 de la Convention, le Comité doit déterminer s'il y a des motifs sérieux de croire que l'auteur risquerait d'être soumis à la torture s'il était renvoyé en Tunisie. Pour ce faire, le Comité doit, conformément au paragraphe 2 de l'article 3, tenir compte de tous les éléments qui entrent en jeu, notamment de l'existence d'un ensemble systématique de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l'homme. Le Comité doit également déterminer si l'expulsion de M. Karoui en Tunisie aurait pour conséquence prévisible de faire courir à ce dernier un risque réel et personnel d'être arrêté et torturé, spécialement eu égard au jugement par contumace rendu contre lui.

9. Le Comité renvoie à son examen du rapport présenté par la Tunisie en 1997, lors duquel il s'est déclaré préoccupé par des rapports faisant état de pratiques répandues de torture et d'autres traitements cruels, inhumains ou dégradants de la part de la police et des forces de sécurité. Des rapports ultérieurs sur la situation des droits de l'homme provenant de sources dignes de foi laissent penser que les personnes accusées de participer à des activités politiques dans les rangs de l'opposition, y compris d'avoir des liens avec le mouvement Al-Nahdha, sont encore régulièrement arrêtées, emprisonnées, torturées et soumises à de mauvais traitements en Tunisie.

10. Le Comité note les arguments de l'État partie, qui fait valoir que les informations contradictoires fournies par le requérant lors de la procédure de demande d'asile en Suède laissent planer des doutes sur la véracité de ses allégations. Toutefois, le Comité attache de l'importance aux arguments avancés par le requérant pour expliquer ces incohérences et réaffirme sa jurisprudence, à savoir qu'une exactitude totale est rarement attendue des victimes d'actes de torture. Le Comité constate qu'il est impossible de vérifier l'authenticité de certains des documents fournis par le requérant. Toutefois, étant donné l'importante documentation digne de foi qu'il a fournie, en particulier des rapports médicaux, une lettre de soutien d'Amnesty International (Suède) et une attestation du dirigeant d'Al-Nahdha, le requérant devrait avoir le bénéfice du doute, ayant apporté suffisamment d'éléments crédibles pour renverser la charge de la preuve. Le Comité attache de l'importance aux rapports médico-légaux qui attestent de tortures passées, ainsi qu'à l'évaluation du risque que court l'auteur d'être soumis à la torture si, une fois revenu en Tunisie, il est placé en détention en application du jugement du 15 septembre 1999 ou en tant qu'ancien membre du mouvement Al-Nahdha et opposant politique au présent Gouvernement tunisien.

11. Dans ces circonstances, le Comité considère qu'il existe des motifs sérieux de penser que le requérant court le risque d'être soumis à la torture s'il est renvoyé en Tunisie.

12. Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants conclut que le renvoi de M. Karoui en Tunisie constituerait une violation de l'article 3 de la Convention.


____________________________

* Document rendu public sur décision du Comité contre la torture.

** Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de la requête: Peter Thomas Burns, Guibril Camara, Sayed Kassem El-Masry, Felice Gaer, Alejandro Gonzalez Poblete, Andreas Mavrommatis, Fernando Mariño Menendez, Ole Vedel Rasmussen, Alexander M. Yakovlev et Yu Mengjia.




Notes



1. Cas no 91/1997 du 13 novembre 1998.


2. Cas no 103/1998 du 5 mai 1999, par. 9.3.

3. Cas no 150/1999 du 11 mai 2001, par. 6.4.

4. Cas no 61/1996 du 6 mai 1998, par. 11.2.

5. Cas no 65/1997 du 6 mai 1998, par. 14.5.

6. Cas no 149/1999 du 24 novembre 2000, par. 8.5.

7. Cas no 41/1996 du 8 mai 1996, par. 9.3.



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