University of Minnesota



Iratxe Sorzábal Díaz c. France, Communication No. 194/2001, U.N. Doc. CAT/C/34/D/194/2001 (2005).


 


Convention Abbreviation: CAT
Comité contre la Torture

Trente-quatrième session

2 - 20 mai 2005


ANNEXE

Décision du Comité contre la Torture en vertu de l'article 22

de la Convention contre la Torture et Autres Peines

ou Traitements Cruels, Inhumains ou Dégradants

- Trente-quatrième session -



Communication No. 194/2001

Projet de constatations au titre du paragraphe 7 de l'article 22

de la Convention contre la torture




1.1 La requérante est Iratxe Sorzábal Diaz, née le 6 novembre 1972, ressortissante basque de nationalité espagnole qui se trouve actuellement détenue à la prison d'Ávila II (Espagne). Elle est représentée par un conseil. La requérante s'est adressée au Comité le 8 août 2001 en se déclarant victime de violations par la France de l'article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, du fait de son expulsion vers l'Espagne.

Rappel des faits présentés par la requérante

2.1 La requérante déclare qu'en 1997, craignant d'être arrêtée et torturée par les forces de sécurité espagnoles, elle s'est réfugiée en France. En novembre 1997, elle a été arrêtée par la police française, qui l'a présentée au juge d'instruction de la section antiterroriste du parquet de Paris. Plus tard, elle a été inculpée pour détention de faux documents administratifs et participation à une association de malfaiteurs, et immédiatement emprisonnée.

2.2 Le 12 février 1999, la requérante a été condamnée, pour les délits susvisés, à trois ans d'emprisonnement dont un an avec sursis. Elle a fait appel de cette condamnation devant la cour d'appel de Paris.

2.3 Le 31 août 1999, le Ministre de l'intérieur a pris à son encontre un arrêté d'expulsion du territoire français en urgence absolue, qui ne lui a pas été immédiatement notifié.

2.4 Le 12 octobre 1999, la cour d'appel de Paris a condamné définitivement la requérante pour les faits qui lui étaient reprochés à trois ans d'emprisonnement dont un avec sursis, et à cinq ans d'interdiction du territoire français.

2.5 La libération de la requérante était prévue le 28 octobre 1999. Celle-ci signale que, craignant de faire l'objet de tortures de la part des forces de sécurité espagnoles et afin de ne pas être expulsée vers l'Espagne, elle a entamé le 28 septembre 1999 une grève de la faim. Elle précise que, du fait de son très mauvais état de santé consécutif à sa longue grève de la faim, elle ne pesait plus que 39 kilogrammes et qu'en conséquence elle a été conduite à l'hôpital de la prison de Fresnes.

2.6 Le 28 octobre 1999, jour de la libération de la requérante, les agents de la police française lui ont notifié à 6 heures du matin l'arrêté d'expulsion pris le 31 août 1999 par le Ministre de l'intérieur, ainsi qu'une deuxième décision prise le 27 octobre 1999 par le préfet du Val de Marne, fixant l'Espagne comme pays de destination. La requérante a été immédiatement conduite en ambulance, par la police française, de la prison de Fresnes au poste frontière franco-espagnol de La Junquera, pour être expulsée vers l'Espagne où elle a été conduite à l'hôpital de Bellvitge à Barcelone.

2.7 La requérante soutient qu'elle a été arrêtée par la Guardia Civil espagnole à son domicile à Hernani (Guipúzcoa) le 30 mars 2001, et que le lendemain, au cours de sa garde à vue, elle a été transférée d'urgence à l'hôpital San Carlos de Madrid, où elle est restée jusqu'à 19 heures, à cause des tortures qui lui avaient été infligées: des coups, la «bolsa», (1) des attouchements et des électrodes placées sur le corps. Elle ajoute qu'elle a été soumise à 16 heures d'interrogatoire et à des violences continues, et maintenue en garde à vue sans contact avec son avocat et sa famille pendant plus de cinq jours avant d'être présentée à un juge.

2.8 La requérante allègue que ce même jour, le 31 mars 2001, devant un magistrat instructeur et un avocat commis d'office, elle a dû faire une déclaration que les gardes civils l'ont obligée à apprendre par cœur sous peine de tortures supplémentaires.

2.9 La requérante indique que, le 4 avril 2001, devant un juge de l'Audiencia Nacional, elle a refusé de faire sa déclaration et a dénoncé les tortures qu'elle aurait subies. L'ordre d'incarcération est arrivé ensuite et elle a été emmenée à la prison de Soto del Real. Après son incarcération, la requérante a été accusée d'avoir participé à plusieurs attentats.

2.10 Concernant l'obligation d'épuiser les recours internes prévus dans le système juridique français, la requérante affirme qu'elle n'a pas pu former un recours utile devant les juridictions françaises contre l'arrêté d'expulsion du 31 août 1999 et la décision du 27 octobre 1999, car ceux-ci lui ont été notifiés le 28 octobre 1999, c'est-à-dire le jour de sa libération. Elle déclare que, privée de tout contact avec son conseil, elle a été immédiatement conduite jusqu'au poste frontière de La Junquera pour être expulsée vers l'Espagne, et n'a donc pas pu former un recours utile contre des mesures déjà exécutées. Toutefois, son conseil a introduit un recours a posteriori, qui a été déposé le 23 décembre 1999 et jugé recevable par le tribunal le 27 décembre 1999, et est actuellement pendant devant la juridiction administrative qui n'a pas encore statué sur l'affaire.

2.11 La requérante déclare que la même question n'a pas été soumise à une autre instance internationale d'enquête ou de règlement.


Teneur de la plainte

3.1 Selon la requérante, la France n'a pas respecté ses obligations en vertu de la Convention, puisqu'elle l'a expulsée vers l'Espagne alors qu'il existait des motifs sérieux de croire qu'elle risquait d'être soumise à la torture dans ce pays. Elle déclare que, d'une part, elle s'était réfugiée en France en 1997 par crainte de torture en Espagne et, d'autre part, elle a été condamnée par les autorités françaises pour son militantisme présumé au sein de l'organisation indépendantiste ETA, mais que, malgré les graves accusations portées contre elle, les autorités espagnoles n'avaient présenté aucune demande d'extradition la concernant. Elle ajoute que, du fait de son expulsion vers l'Espagne, elle n'aurait pas pu bénéficier d'une protection judiciaire.

3.2 La requérante affirme qu'il s'est agi d'une «extradition déguisée», car la France connaissait parfaitement les risques qu'elle encourait en territoire espagnol, et ce d'autant plus que ces risques avaient été signalés par certaines personnalités et certains organes internationaux, ainsi que par plusieurs organisations non gouvernementales (ONG).

3.3 La requérante allègue que la France a violé les dispositions du paragraphe 2 de l'article 3 de la Convention, dans la mesure où la torture continue d'être pratiquée en Espagne, circonstance dont un État partie à la Convention doit tenir compte lorsqu'il décide d'une expulsion.


Observations de l'État partie sur la recevabilité

4.1 Dans une réponse datée du 6 mars 2002, l'État partie conteste la recevabilité de la requête en raison du défaut d'épuisement des voies de recours internes. Il considère qu'en l'espèce le recours contre l'arrêté d'expulsion est toujours pendant devant le tribunal administratif de Paris, et que l'intéressée s'est abstenue de former un recours contre la décision fixant l'Espagne comme pays de destination. Or ce recours aurait permis à la juridiction administrative compétente de vérifier la conformité de cette décision avec les obligations internationales de la France, en particulier avec l'article 3 de la Convention.

4.2 L'État partie précise que ce recours aurait pu être introduit dès la notification de la décision, dans laquelle des indications étaient données sur les voies et délais de recours. De surcroît, ce recours aurait pu être accompagné d'une demande de sursis à exécution et d'une demande de suspension provisoire de l'exécution de la décision, présentée conformément à l'article L.10 du Code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel alors en vigueur.

4.3 L'État partie relève que, dans sa décision du 9 novembre 1999 concernant la requête no 63/1997, Josu Arkauz Arana c. France, (2) le Comité avait conclu que la requête était recevable au motif qu'«un éventuel recours contre l'arrêté d'expulsion pris à l'égard du requérant ... ne s'avérait ni efficace ni même possible étant donné qu'il n'aurait pas d'effet suspensif et que la mesure d'expulsion a été exécutée immédiatement après la notification sans que l'intéressé ait eu le temps d'introduire un recours … en conséquence, le Comité contre la torture a décidé … que la requête était recevable». L'État partie invite néanmoins le Comité à bien vouloir réexaminer sa position à la lumière des considérations ci-après: la possibilité d'exécuter d'office des mesures d'expulsion prises pour un motif d'ordre public est prévue par l'article 26 bis de l'ordonnance du 2 novembre 1945. Cette ordonnance répond à la nécessité d'assurer effectivement et sans délai l'éloignement d'étrangers dont la présence sur le territoire national constitue une grave menace pour l'ordre public, dans la mesure où leur maintien en liberté sur ce même territoire ne pourrait que conduire au renouvellement de leurs activités dangereuses pour l'ordre public. La loi française ouvre cependant au juge administratif la faculté de prononcer le sursis à exécution des mesures d'éloignement ou d'ordonner la suspension provisoire de leur exécution.

4.4 L'État partie précise que, par ailleurs, la loi du 30 juin 2000, entrée en vigueur le 1er janvier 2001, a accru les pouvoirs du juge des référés en prévoyant notamment la suspension des mesures portant atteinte à une liberté fondamentale, le juge statuant dans un délai de 48 heures à compter de l'introduction de la requête.


Commentaires de la requérante sur les observations de l'État partie

5.1 Dans ses commentaires sur la réponse de l'État partie, la requérante rappelle qu'en ce qui concerne les voies de recours internes ce n'est que le 28 octobre 1999, à 6 heures du matin, que les autorités lui ont notifié le contenu de l'arrêté d'expulsion pris le 31 août 1999 par le Ministre de l'intérieur. Les autorités françaises l'auraient volontairement tenue dans l'ignorance de cet arrêté, qui avait été pris à son encontre deux mois auparavant. En même temps, les policiers lui ont notifié la décision du préfet du Val de Marne, fixant l'Espagne comme pays de destination.

5.2 La requérante ajoute que, détenue à la prison de Fresnes, coupée de tout contact avec sa famille et avec son conseil, elle se trouvait dans l'impossibilité absolue de les prévenir de son expulsion imminente. Elle a donc été matériellement empêchée par les autorités françaises de former un recours contre l'arrêté d'expulsion et la décision du préfet. De même, il lui était matériellement impossible, à 6 heures du matin, de demander au juge administratif le sursis à exécution ou la suspension provisoire de ces deux décisions. De plus, à cet égard, le Gouvernement français fait référence à la loi du 30 juin 2000 qui, au moment des faits, n'était pas en vigueur.

5.3 La requérante fait valoir que les recours devant les juridictions internes ne peuvent être considérés comme utiles, efficaces et disponibles, et qu'ils ne peuvent donner satisfaction au particulier qui est victime d'une violation de l'article 3 de la Convention puisqu'ils ne peuvent empêcher l'expulsion de l'intéressé vers le pays où il risque d'être soumis à la torture. La requérante relève qu'en vertu de l'article 22, paragraphe 5 b), de la Convention, la règle de l'épuisement des recours internes ne s'applique pas. Elle ajoute que les procédures de recours internes excèdent des délais raisonnables, alors que les décisions judiciaires sont exécutées immédiatement après leur notification à l'intéressé.

5.4 La requérante fait observer à cet égard que sa requête présente de grandes similitudes avec l'affaire Arana, (3) dans laquelle il a été noté que les recours pouvant être introduits devant les juridictions internes ne peuvent être considérés comme disponibles, utiles et efficaces dans la mesure où il ne s'agit pas de recours susceptibles de donner satisfaction au particulier qui est victime d'une violation de l'article 3 de la Convention, puisqu'ils ne peuvent empêcher l'expulsion de l'intéressé vers le pays où il risque d'être torturé. Ainsi, elle n'a pas pu former un recours utile devant les juridictions françaises contre des mesures qui avaient déjà été exécutées, ou demander au juge administratif de surseoir à leur exécution ou de les suspendre.

5.5 Enfin, la requérante soutient que, dans son cas, la règle de l'épuisement des recours internes ne s'applique pas car les procédures de recours internes excèdent des délais raisonnables alors que les décisions judiciaires sont exécutées immédiatement après leur notification à l'intéressé.


Décision du Comité concernant la recevabilité

6.1 À sa vingt-neuvième session, le Comité a examiné la question de la recevabilité de la requête. Il s'est assuré que la même question n'avait pas été et n'était pas en cours d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement. En ce qui concerne l'épuisement des recours internes, le Comité a noté qu'il était impossible pour la requérante de disposer d'un recours utile et efficace contre l'arrêté d'expulsion et la décision fixant l'Espagne comme pays de destination, étant donné l'absence de délai pour agir entre la notification des arrêtés et l'exécution de la mesure d'expulsion. Le Comité a estimé que le critère suivi dans l'affaire Arkauz Arana (4) s'appliquait dans le cas d'espèce puisqu'un éventuel recours contre l'arrêté ministériel d'expulsion pris contre la requérante le 31 août 1999 mais notifié le jour même de son expulsion, en même temps d'ailleurs que celui indiquant le pays de destination, ne s'avérait ni efficace ni même possible, étant donné que la mesure d'expulsion a été exécutée immédiatement après la notification, sans que l'intéressée ait eu le temps d'introduire un recours. Le Comité a donc considéré que le paragraphe 5 b) de l'article 22 n'empêchait pas de déclarer la requête recevable.

6.2 En conséquence, le Comité contre la torture a décidé, le 20 novembre 2002, que la requête était recevable.


Observations de l'État partie sur le fond

7.1 Dans ses observations du 22 octobre 2003, l'État partie note que, conformément à la décision concernant la recevabilité adoptée dans l'affaire Arana, (5) la question qui se pose au Comité en l'espèce n'est pas de savoir si la requérante a effectivement été victime en mars 2001 d'actes contraires à l'article 3, mais si, à la date de l'exécution de la mesure d'éloignement, les autorités françaises pouvaient considérer que l'intéressée serait exposée à des risques réels en cas de retour en Espagne. Or une telle conclusion ne pouvait être tirée de l'examen de la situation de l'intéressée.

7.2 L'État ajoute qu'il n'y a aucune raison d'exclure par principe le renvoi vers l'Espagne des membres de l'ETA. En effet, il n'existe pas en Espagne «un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives» au sens de l'article 3, paragraphe 2, de la Convention. L'Espagne mène une politique de prévention du terrorisme et de répression contre les actions terroristes menées par l'ETA, qui est parfaitement légitime dès lors que les mesures prises à ce titre le sont dans le respect des garanties fondamentales. L'État partie rappelle que l'Espagne est un État de droit, ayant souscrit aux engagements internationaux en matière de droits de l'homme et où le respect des libertés individuelles est assuré notamment par l'indépendance donnée au pouvoir judiciaire. L'État partie se réfère en outre à une décision du 12 juin 1998 rendue par la Commission européenne des droits de l'homme dans une affaire concernant la France, dans laquelle la Commission avait exclu que le seul fait de l'appartenance à l'ETA ne saurait suffire à constituer un risque sérieux d'être exposé à des traitements contraires à l'article 3 de la Convention en cas de renvoi en Espagne.

7.3 L'État partie signale qu'aucun élément tiré de l'examen de la situation individuelle de la requérante ne permettait de penser qu'elle serait exposée à des risques sérieux de torture ou de mauvais traitements au sens de l'article 3 de la Convention si elle était renvoyée en Espagne. En outre, il note que la requérante n'a pas sollicité le statut de réfugié auprès de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides ou la délivrance d'un permis de séjour au titre de l'asile territorial. Ainsi, n'effectuant pas ces démarches, l'intéressée n'a pas fait connaître les risques personnels auxquels elle prétend aujourd'hui avoir été exposée. Par ailleurs, pendant sa détention, elle n'a pas entrepris de démarches pour être admise dans un autre pays, alors qu'elle n'ignorait pas qu'elle était sous le coup d'une décision judiciaire d'interdiction du territoire et qu'elle risquait dès sa sortie de prison d'être renvoyée en Espagne. La requérante ne faisait l'objet d'aucun mandat d'arrêt, national ou international, ni d'aucune demande d'extradition. Aucun rapprochement ne peut donc être fait avec la décision rendue par le Comité dans l'affaire Arana. Il a été démontré que, lors de son arrivée en Espagne, la requérante n'a pas été remise à des services de police comme elle le prétend, mais a retrouvé la liberté auprès de sa famille. Selon les articles de journaux espagnols, aucune poursuite n'était à l'époque en cours contre elle en Espagne, ce qui explique qu'elle ait été laissée en liberté. La requérante n'a été arrêtée par la Guardia Civil espagnole que le 30 mars 2001, soit 17 mois après son retour en Espagne. Durant toute cette période, pendant laquelle elle est restée en Espagne, elle a ouvertement mené une activité politique en faveur de la cause basque, plutôt que de chercher à se cacher afin d'échapper «aux risques graves» de torture dont elle fait état. La requérante se borne à alléguer avoir fait l'objet d'une surveillance policière. Elle ne prétend pas avoir été assignée à résidence ou empêchée de quitter l'Espagne. Ainsi, l'État partie note qu'il est difficilement compréhensible que la requérante soit restée sur le territoire espagnol volontairement durant plus d'un an et demi en menant une action politique probasque.

7.4 L'État partie souligne l'absence de tout lien entre l'expulsion de la requérante du territoire français et son arrestation plus d'un an et demi plus tard par les autorités espagnoles, l'intéressée étant restée de sa propre volonté en Espagne. Son état de faiblesse au cours de la période suivant immédiatement son retour ne saurait suffire à expliquer ce délai entre la date d'expulsion et la date d'arrestation, ni son séjour prolongé en Espagne.

7.5 L'État partie ajoute que l'on ne peut soutenir, comme le fait la requérante, que son renvoi avait pour objectif de permettre son interrogatoire par la police espagnole au sujet d'événements antérieurs à sa fuite en France en 1997 et à son retour en Espagne fin 1999.

7.6 Vu la nature des faits dans lesquels, selon la presse, elle aurait pu être impliquée − une vingtaine d'attentats, dont certains mortels −, les autorités espagnoles n'auraient pas attendu 17 mois pour l'interroger sur de tels dossiers si son implication avait pu être sérieusement envisagée. Par ailleurs, son état de faiblesse n'aurait pu faire retarder durant 17 mois son interrogatoire si celui-ci avait été à l'origine de son expulsion. Ainsi, l'État partie soutient qu'il est plus vraisemblable que son arrestation après un tel délai s'explique par des éléments nouveaux, postérieurs à son retour, et que la France ne pouvait prendre en compte à la date à laquelle la mesure d'éloignement a été mise à exécution. Il ressort également d'articles de presse que l'appartenance de la requérante au commando «Ibarra» n'était pas connue à la date de son expulsion, et que l'intéressée a été arrêtée en mars 2001 immédiatement après avoir été mise en cause par un autre membre de l'ETA. L'État partie affirme qu'il ne pouvait avoir connaissance de ces faits à l'époque où la décision d'expulsion a été exécutée.

7.7 Pour toutes ces raisons, la méconnaissance des dispositions de l'article 3 de la Convention ne saurait être tenue pour établie.


Commentaires de la requérante

8.1 Par lettre datée du 31 décembre 2003, la requérante soutient que, dans de très nombreux pays considérés par la communauté internationale comme des États démocratiques, il existe des situations particulières qui favorisent la pratique de la torture. Il n'existe pas de présomption irréfragable que dans les États de l'Union européenne la torture ne peut pas exister.

8.2 La requérante rappelle le libellé de l'article 2 de la Convention selon lequel «aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu'elle soit, qu'il s'agisse de l'état de guerre ou de menace de guerre, d'instabilité politique intérieure ou de tout autre état d'exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture». Elle fait observer que de façon périodique et réitérée, tous les organes internationaux de protection des droits de l'homme ont constaté la persistance de tortures et de mauvais traitements infligés par des membres des forces de sécurité espagnoles à des personnes soupçonnées d'avoir commis des actes de terrorisme. Ces mêmes organes ont constaté que le mécanisme de détention au secret des personnes gardées à vue en Espagne, dans le cadre de la législation antiterroriste, favorisait la pratique de la torture. Il apparaît qu'à plusieurs reprises des fonctionnaires reconnus coupables d'actes de torture ont été graciés par le Gouvernement espagnol, ce qui a créé un climat d'impunité et favorisé par conséquent la pratique de la torture. La requérante ajoute que toutes ces constatations sont corroborées par des ONG et contredisent la présomption avancée par le Gouvernement français selon laquelle la torture n'existe pas en Espagne.

8.3 La requérante réitère qu'avant son expulsion elle avait informé les autorités françaises de son refus d'être expulsée vers l'Espagne. Et, à ce titre, elle avait fait une longue grève de la faim. Les autorités françaises ont dû la transférer en ambulance et sous assistance médicale du fait de la dégradation de son état de santé. De nombreuses ONG et personnalités sont intervenues auprès du Gouvernement français en vue d'empêcher son expulsion vers l'Espagne, en vain.

8.4 La requérante se réfère aux recommandations du Comité contre la torture suite à l'examen du second rapport périodique présenté par la France le 6 mai 1998, selon lesquelles l'État partie se devait d'être plus attentif aux dispositions de l'article 3 de la Convention qui s'appliquent indistinctement à l'expulsion, au refoulement et à l'extradition. (6)

8.5 La requérante signale que si elle n'a pas été arrêtée dès son arrivée en Espagne ni interrogée par les forces de sécurité, c'est en raison de son très mauvais état de santé suite à 31 jours de grève de la faim. Elle fait valoir qu'il appartient à l'État partie de prendre toutes les dispositions pour s'assurer qu'une personne ne sera pas soumise à la torture. En outre, elle rappelle que par une lettre du 11 janvier 2000, en réponse à un courrier d'un député européen, la Ministre française de la justice avait affirmé qu'il existait une présomption que les traitements contraires à l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme ne se produiraient pas en Espagne. Ainsi, la Ministre française de la justice s'était officiellement engagée à ce que la requérante ne soit pas soumise à de mauvais traitements en Espagne. Cela l'avait incitée à ne pas se cacher ou fuir, pensant à tort qu'elle ne ferait pas l'objet de mauvais traitements. Cependant, en mars 2001, les autorités espagnoles ont ordonné son arrestation et son placement en garde à vue, durant laquelle elle a subi de mauvais traitements. Ainsi, l'engagement pris par la France que la requérante ne serait pas torturée n'a pas été respecté. Il existe un lien direct entre son expulsion par la France vers l'Espagne et les tortures qu'elle a subies en Espagne.

8.6 Enfin, la requérante fait référence aux constatations du Comité concernant l'affaire T. P. S. c. Canada, (7) selon lesquelles la matérialisation des craintes du requérant, et notamment le fait que celui-ci eut effectivement fait l'objet de tortures après son expulsion vers un pays où il craignait de subir de tels mauvais traitements, constituait un élément qui permettait d'apprécier le sérieux des allégations du requérant. Ainsi, selon la requérante, la matérialisation de ses craintes permet de conclure que ses allégations de risque personnel d'être soumise à la torture si elle était expulsée vers l'Espagne étaient fondées sur des indices sérieux, avérés et crédibles. L'expulsion de la requérante par l'État partie vers l'Espagne constitue, dès lors, une violation de l'article 3 de la Convention.


Délibérations du Comité

9.1 Le Comité doit se prononcer sur le point de savoir si l'expulsion de la requérante vers l'Espagne constitue une violation de l'obligation qui incombe à l'État partie, en vertu du paragraphe 1 de l'article 3 de la Convention, de ne pas expulser ni refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture. Pour ce faire, le Comité doit tenir compte de toutes les considérations pertinentes en vue de déterminer si l'intéressé courait un risque personnel.

9.2 Le Comité doit déterminer si l'expulsion de la requérante vers l'Espagne a constitué un manquement à l'obligation qui est faite à l'État partie en vertu de cet article de ne pas expulser ou refouler un individu vers un autre État où il existe des motifs sérieux de croire qu'il risque d'être soumis à la torture. Pour ce faire, le Comité doit, conformément au paragraphe 2 de l'article 3 de la Convention, tenir compte de toutes les circonstances, y compris l'existence, dans l'État où l'individu en question serait renvoyé, d'un ensemble systématique de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l'homme, permettant de déterminer s'il courait un risque personnel. Le Comité rappelle toutefois qu'il s'agit de déterminer si l'intéressé courrait personnellement le risque d'être soumis à la torture dans le pays dans lequel il retournerait. C'est pourquoi l'existence d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives, ne constitue pas, en tant que tel, un motif suffisant pour conclure qu'une personne risquerait d'être soumise à la torture à son retour dans ce pays; il doit exister des éléments supplémentaires pour établir qu'elle courrait personnellement un risque. À l'inverse, l'absence d'un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l'homme ne signifie pas qu'une personne ne peut pas être considérée comme risquant d'être soumise à la torture eu égard aux circonstances particulières de l'affaire.

9.3 La question qui se pose donc au Comité est de savoir si, à la date de l'exécution de la mesure d'éloignement, les autorités françaises pouvaient considérer que la requérante serait exposée à des risques réels en cas d'expulsion. À cette fin, le Comité examine l'ensemble des faits présentés par la requérante et par l'État partie. Il ressort de cet examen que la requérante n'a pas apporté la preuve qu'au moment où elle a été expulsée vers l'Espagne, il existait des motifs sérieux de croire qu'elle courait un risque personnel d'être soumise à la torture dans ce pays. La requérante n'a pas suffisamment étayé ses allégations en ce sens, dans la mesure où les actes de torture auxquels elle prétend avoir été soumise ont eu lieu 17 mois après son expulsion par l'État partie.

9.4 Dans une affaire d'expulsion, la torture ne constitue pas à elle seule nécessairement une violation de l'article 3 de la Convention mais c'est une considération dont le Comité doit tenir compte. Il ressort des faits dont le Comité est saisi qu'à son retour en Espagne la requérante n'a pas été inquiétée et, après s'être rétablie, a milité activement en faveur de la cause politique qu'elle défend sans être obligée de se cacher ou de fuir. Dix-sept mois se sont écoulés avant les actes de torture qu'elle aurait subis. La requérante ne fournit pas d'explications convaincantes sur les raisons pour lesquelles le risque réel de torture auquel elle affirmait être exposée, du fait notamment qu'elle détenait des informations d'une importance capitale pour la sécurité de l'État espagnol, ne s'est pas immédiatement concrétisé. Elle n'a pas non plus soumis d'informations concernant des faits antérieurs à son expulsion du territoire français survenus en Espagne qui auraient pu amener le Comité à établir l'existence d'un risque certain. La requérante n'a pas apporté la preuve de l'existence d'un lien entre son expulsion et les faits qui se sont produits 17 mois plus tard.

9.5 Constatant l'absence d'un lien de causalité entre l'expulsion de la requérante en 1999 et les actes de torture dont elle prétend avoir été victime en 2001, le Comité estime que l'on ne peut affirmer que l'État partie a violé les dispositions de l'article 3 de la Convention en mettant à exécution la mesure d'expulsion.

10. En conséquence, le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l'article 22 de la Convention, conclut que l'expulsion de la requérante vers l'Espagne ne constitue pas une violation de l'article 3 de la Convention.



__________________________

[Adopté en anglais, en français (version originale), en espagnol et en russe. Paraîtra ultérieurement en arabe et en chinois dans le rapport annuel du Comité à l'Assemblée générale.]


Notes



1. Ce supplice consiste à couvrir la tête d'un sac en plastique jusqu'à l'asphyxie.

2. Requête no 63/1997, Josu Arkauz Arana c. France: constatations adoptées le 9 novembre 1999 (CAT/C/23/D/63/1997, document daté du 5 juin 2000, par. 11.5).

3. Ibid.

4. Ibid.

5. Ibid.

6. A/53/44 of 27 May 1998, para.145.

7. CAT/C/24/D/99/1997.

 

 



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